Danser dans les chaînes

On prit la route pour l’Afrique de l’Ouest à l’approche de la trentaine. C’est l’âge où on devient son propre ennemi, me disait Samuel. Après une expérience professionnelle aussi courte que calamiteuse, on décida de tout plaquer. Le confort, le quelconque, l’ennui, la paresse, la mort insidieuse… on fuyait beaucoup de choses. On rêvait d’aventures, et d’aventures en Afrique. Just kids with crasy dreams, comme tu aimais dire. Avant le grand départ, je passais mes soirées à écouter et à jouer du Dylan : « Good and bad, I define these terms Quite clear, no doubt, somehow. Ah, but I was so much older then, I’m younger than that now. » J’étais trop occupé à critiquer le monde pour écouter attentivement les paroles. Le bien, le mal, la liberté, l’enfermement… pour me rassurer j’essayais de mettre de l’ordre dans le chaos aveugle (sans doute des restes d’éducation chrétienne). Et bien sûr je me donnais le beau rôle. J’étais tellement persuadé d’être du bon côté de la barrière. Par amour propre je travestissais notre fuite en quête. Dans mes rêves de pistes et de déserts, j’oubliais mes propres insuffisances, j’oubliais qui j’étais. Quand on est provisoirement libre de toute obligation sociale, tout nous semble possible. Maintenant je m’en rends compte, ma foi en une liberté totale témoignait d’une candeur juvénile. « Je m’entête affreusement à adorer la liberté libre » : il m’a fallu du temps pour saisir ce que disait là Rimbaud. Trop longtemps j’ai rêvé de changer ce qui ne dépendait pas de moi, alors que la vraie liberté s’acquiert en tenant compte des forces extérieures. Il m’a fallu l’Afrique pour apprendre que les contraintes sont nécessaires et les obstacles féconds.