Affranchissement

Robert Wyatt, Alifib, c’est la musique du soir. Lorsqu’une chanson devient déchirante et fait remonter en nous une multitude de souvenirs essentiels qui ont construit notre vie. Dans le mystère d’une poussée de lait, Léo croit se souvenir de presque tout ce qui a compté. Sa rêverie l’emmène vers les premiers accidents. Avec le recul ils ont gardé leur côté raté mais avec quelque chose de surprenant et de presque grandiose. Léo a le souvenir aigu des satori de son enfance. C’est le temps mythique des origines, le Dream Time qui revient peut-être à nouveau pour lui. Le souvenir d’être tout près d’une barrière, ou bien à la lisière d’une clairière. Des endroits fascinants qui resurgissent très tard dans la nuit lorsque qu’on regagne son corps d’origine.

Léo fixe un long moment la photo que Sarah avait prise de lui à leur retour d’Afrique. Son portrait le dévisage du passé. Il faudrait remonter à la source, se dit-il. Et soudain il est pris de vertige. Il voit la photo sans lumière sortir de son cadre et se voit lui entrer dans la photo. Passé le moment de stupeur, il se décide à suivre le cours d’eau et remonte les eaux mortes de la Rivière-du-Loup. C’est la rivière des chansons folk américaines, Léo connaît bien. La nuit resplendit plus vivement à l’intérieur de l’image. Un chant triste et glorieux lui monte alors aux lèvres : My soul is stormy and my heart blows wild, il a entendu ces paroles quelque part. Libre de toute contrainte, Léo aimerait se diriger vers la nature vivante par delà l’Éden. Qu’importe le passage du nord-ouest, à ce stade on ne tient plus compte des poteaux indicateurs. Arrivé dans l’île du roi Guillaume en un clin d’œil, c’est l’éblouissement, suivi d’une onde de choc qu’il fait artificiellement durer. Mais le miracle est ténu et déjà c’est le déclin, puis la chute, et peut-être même bientôt le reniement car les éblouissements comme le reste sont voués à l’oubli, tu sais bien. Léo réalise qu’il n’est pas encore prêt, et qu’il ne sera peut-être jamais assez près du quelque chose d’autre qu’il a entrevu. Mais tout de même, se dit-il après avoir laissé passer un peu de temps, il y a eu la vérité de cet éblouissement, la réalité de cette extase fugace ressentie dans tout le corps, comme la promesse d’un salut.

La meute

Tu regardes la meute s’avancer sur la ligne de crête, la meute beuglante et turbulente, possédée par la fièvre du travail, rongée par l’excitation du profit immédiat. La meute qui s’enorgueillit de ne pas avoir une minute à elle. Et son emploi du temps sans faille qui la rassure. La meute de prédateurs s’abrite derrière les innombrables obligations sociales. Elle n’imagine rien, ou plutôt : son imagination est en état de siège permanent. Sur les débris du réel, elle est incapable de construire le moindre édifice. La meute à qui mieux-mieux dit qu’elle s’en fout, dit qu’elle est indifférente, que tout se vaut. La meute n’apprend jamais rien car elle croit tout savoir. Aussi déteste-t-elle ce qu’elle ne saisit pas. La meute d’amputés volontaires méprise toute autre manière de penser. Sûre de son bon droit, elle combat les derniers insoumis. Prends garde car sa volonté d’aplatissement est impitoyable. Elle tentera de te voler ton espace et ton temps. La férocité dont elle fera preuve pourra te rendre lâche. N’oublie jamais que la meute est en toi. Tu n’as pas d’autre choix que de la combattre.