Jusqu’au bout

Même quand tout espoir sera perdu et que les miettes de phrases s’effaceront dans l’air, nous pourrons toujours vivre comme il nous plaira. Voyager en train, c’est déjà presque naviguer. J’aurai des visions que l’écriture saura parfois capter. Écrire et voyager, c’est rester vivant. Mes visions seront généreuses. Je leur ferai confiance. Les vagues ont des promesses à tenir face au ciel, disait Grand-Père. Sans précipitation et lucides à l’extrême, disponibles aux résurrections à venir on laissera la curiosité nous aspirer vers le Sud. On s’installera au soleil. Des visions fugitives s’empareront de notre imaginaire. D’étranges et fascinants glissements de terrain traverseront nos têtes. On changera d’angle régulièrement. Jusqu’au bout nous jouirons de la créativité du monde.

Paris 1998

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Sept ans plus tard : même couloir, même volée de marches, même quai. J’avance comme une machine, je me dirige quelque part, je vais à mon gagne-pain. Le terrain de jeu s’est nettement rétréci. Je marche, le dos chargé de tristesse. Porte Dauphine. Je presse le pas, double des gens. Surtout ne pas réfléchir. “ Veuillez vérifier le motif départ, je répète, veuillez vérifier le motif départ… ” Un ivrogne sur le quai déclame des vers incompréhensibles. Surtout ne pas s’arrêter, ne pas le regarder, faire l’aveugle comme tous les autres. Seule son odeur le préserve d’une totale disparition. J’entre dans la rame. Une joyeuse troupe d’étudiantes jette de la lumière dans le compartiment. Elles sont belles comme un miracle. C’est le cœur du réseau, le big-bang d’une rame surabondante. Une des filles au téléphone : « … mais non, rien chouchou, j’t’ai dit que j’ai un partiel mardi, faut que j’tafe, c’est tout… ». Les mains enfoncées dans les poches, je peux toucher à loisir ses cheveux d’or. Presque incroyable que, dans l’enfer qu’on s’est créé, il existe encore des filles avec des cheveux si soyeux, me dis-je. Incroyable de pouvoir les contempler, les sentir et les frôler en toute impunité après des millénaires de regroupements et de dissociations atomiques. L’excès, la douceur, la légèreté, la sauvagerie : elles demandent tout de la vie. Pourtant les types qui les entourent semblent ne rien voir, ne rien ressentir. Aucun d’entre eux n’esquisse un sourire. Comment expliquer leur comportement gélatineux parmi ce flot de seins frémissants sous les pull-overs aventureux ? Dizaines de corps entassés lisant les panneaux de pub qui défilent, rêvant peut-être d’être retenus dans la Grande Loterie Nationale des États-Unis d’Amérique, comme il est écrit sur l’affiche. Dizaines de corps entassés tous tendus vers l’azur et comme entrant dans le sillage d’une comète.

Photo : Girfs, Paris