Silences de l’amitié

C’était l’époque où on tournait le monde en dérision. On n’était toujours pas bien sûrs de nous mais, depuis qu’on avait démystifié la plaisanterie, on se sentait moins ahuris qu’avant. Notre amitié semblait alors inaltérable. On avait fait le choix d’exister et on avait l’impression d’être à peu près les seuls dans ce cas-là. Suffisait qu’on se retrouve ensemble, qu’importe l’endroit, pour qu’une étonnante allégresse naisse de nos échanges. Dans la rue, on lançait à la cantonade des phrases surréalistes. Dans les soirées étudiantes, on racontait aux invités le premier bobard qui nous passait par la tête pour le plaisir de surprendre l’autre et de s’inventer d’autres vies. Nos fous rires font partie de mes souvenirs les plus précieux. On se marrait tout le temps, pour des riens. C’était bien souvent des blagues idiotes qui ne faisaient rire que nous. Je me souviens aussi des heures silencieuses et de la lenteur qu’on avait en commun. Dans ton minuscule studio de la Cité du Labyrinthe, on écoutait Ferré en buvant bière sur bière et en grillant blonde sur blonde jusqu’à la dernière cigarette. Il y avait là un trésor. Les frissons montaient comme la fumée. Pas besoin de se parler durant ces longues éclaircies, on savait qu’on poussait les mêmes murs. Alors on restait comme ça, assis côte à côte dans le calme, sans en ressentir la moindre gêne. Ces silences partagés furent d’une qualité telle qu’ils rendirent possible notre lente émancipation. Ensemble on a défini sans le savoir un certain art de vivre qui, plus tard, nous a permis de surmonter bien des déceptions. Maintenant je m’en rends compte, les vraies rencontres sont rares. Il est même possible de traverser sa vie sans rencontrer personne. Depuis le début de notre amitié, je sais que la joie partagée est un miracle.

Saluer la vie, même lointaine

Simon et Léo se reconnaissaient à leurs cicatrices. Leur fascination pour le bizarre, les marges, et aussi pour l’ailleurs les unissaient. De l’ailleurs ils ont longtemps espéré leur salut. Les soirs d’hiver, ils parlaient des voyages au long cours qu’ils allaient à coup sûr accomplir ensemble. C’était comme des prières. L’alcool et les visions d’Afrique et d’Orient, de celles qui rendent plus tard amer, leur montaient à la tête. Au fond d’eux, ils sentaient bien qu’aucun voyage n’était capable de combler leur attente. Mais au moins on n’est pas fascinés par la destruction et la course à l’abîme comme tous ces cons, se rassuraient-ils. Léo et Simon avaient peu d’égard pour le grand public. Ils n’aimaient pas mélanger leur odeur avec celle des autres. En réalité ils ne se préoccupaient que d’eux-mêmes. Ils se sentaient solidaires dans leur impuissance à aimer leur voisin de palier. L’amour universel prôné par le christianisme m’a toujours paru suspect, disait Léo de façon péremptoire. Déjà quand j’étais gosse, les amen répétés comme des mantras à la messe m’écœuraient vaguement. Ainsi soit-il, ainsi soit-il, tu parles ! Comment faire confiance à une religion qui s’est efforcée à séparer l’âme du corps… à rejeter le corps pour assurer le salut de l’âme ? La vérité c’est que le christianisme a pendant des siècles empêché les hommes de vivre leur vie comme ils l’entendent. Les soirs d’ivresse, Léo aimait bien « faire son Nietzsche », comme le lui disait Sarah.

Sans doute Simon et Léo étaient-ils des jeunes gens trop nerveux ou trop indociles pour l’époque. Ils n’avaient pas la modestie du démocrate, encore moins l’humilité du sage. Englués dans la matière de leurs habitudes, ils avaient le sentiment d’être entourés de seconds rôles de sixième zone. Ils vieillissaient doucement et l’insignifiance de leur vie les angoissait chaque jour davantage. Il ne s’agissait pas pour eux de devenir riches ou célèbres, mais ils auraient tout de même aimé que tout ça (toutes ces discussions de nuit blanche, ces tentatives artistiques sur toile pour Simon et sur papier pour Léo) n’ait pas servi à rien. Simplement laisser une trace, soufflait Simon, aussi infime soit-elle. Longtemps ils ont espéré que la porte s’ouvre pour eux, mais elle ne s’est pas ouverte. Quel espoir stupide ! Toute façon on est environnés de lâcheté, lançait Simon avec hargne. On n’a pas rencontré les personnes qu’il fallait, celles qui nous auraient permis d’exprimer pleinement notre talent.

L’arrogance de la jeunesse passe rarement le cap de la trentaine. L’emphase et la fougue dont Léo et Simon faisaient preuve dans leurs conversations d’étudiants se sont dégonflées une fois leur situation professionnelle stabilisée. Elles ont laissé place à l’ironie dans les meilleurs moments, au cynisme le reste du temps.

On tourne en boucle. On parle pour parlerDes ratés, voilà ce qu’on est devenus, marmonne Léo alors qu’il s’enfonce dans la nuit glaciale de Belleville, après une soirée un peu trop arrosée chez Simon. Ce soir il a l’ivresse maussade. C’est clair, on n’aura aucun destin tous les deux. On n’aura jamais que les miettes de l’histoire. Léo longe à grands pas les vignes du parc de Belleville. En haut du parc, il s’arrête un moment pour regarder les lumières de la ville dans le clair de lune. J’aimerais m’oublier un peu… Il faudrait être capable de saluer les étoiles invisibles au dessus de nos têtes. Saluer la vie, même lointaine. Léo prend son temps malgré le froid. Il rentrera à pieds jusqu’à son appart à Bagnolet. Sarah poussera son petit gémissement habituel quand il s’étendra près d’elle. Il sait que le sommeil sera long à venir.

Petite tragédie

Il n’y croit plus, Simon. Il décline à vue d’œil. Son regard autrefois pénétrant s’est éteint. « Notre vie avance plus lentement que jamais. » me dit-il avec un étrange désespoir que je ne lui connaissais pas. « Qu’est-ce qu’on a à raconter ?… On vieillit et il nous arrive rien, ou pas grand-chose. On n’est que des figurants. Parce qu’on s’en est toujours pas sortis, on vit toujours pas comme on le devrait. C’est normal, on n’a jamais rien fait pour s’en sortir… À force d’attendre notre heure, la vie nous a filé sous les yeux. Notre parcours c’est une suite d’échecs… S’agit bien d’une défaite, oui une défaite sur toute la ligne… ». Je hasarde une phrase : « C’est sûr qu’il se passe pas grand-chose… » Il poursuit comme s’il se parlait à lui-même : « Ah, tout ça est tellement étriqué ! Le grand air, l’air pur, tout ce qu’on s’était promis, on le connaît toujours pas et j’arrive plus à croire qu’on le connaîtra un jour. Tu te souviens quand on avait vingt ans ? On était plein d’espoir… mais la chasse aux trouvailles a tourné court. Sûrement qu’on n’a pas été assez attentifs, on n’a pas pris soin des pépites qu’on avait trouvées… Et maintenant on n’a plus confiance en nous. On croit plus qu’on pourra faire de nos vies quelque chose de plus élevé, de plus lumineux. On a fini par s’habituer à notre condition de salarié anonyme et interchangeable. Et on va ramper comme ça jusqu’à la vieillesse… Évidemment c’est banal, c’est triste et banal ce que je dis, mais c’est le fond du problème. C’est l’histoire de notre petite tragédie, notre tragédie toute gentille : on vieillit et il se passe rien… »

Point de tangence

Je me baigne dans mes vingt ans. Une voile à la verticale sur l’horizon. Je suis à la barre, quelque part entre Sein et Ouessant. La terre derrière nous a disparu. Simon me chante le double blanc des Beatles. On respire le même air au crépuscule. Entre nous, une joie calme, puissante. On a trouvé le point de tangence. Tout autour le plancton luminescent répond aux étoiles pointues. Un monde chargé de sens apparaît. On roule sur les vagues, tranquilles ou presque. En attente des coïncidences qui nous révèlent. Seuls nous importent le roulement sur les vagues et les mélodies fluides qui nous viennent. La beauté à perte de vue nous apporte un frisson. C’est notre Noël sur terre.