Mopti

Mali 8
Sur la route vers Mopti une pancarte indique : « Eglise biblique de la Vie Profonde », puis une autre : « L’avenir de votre famille est entre vos mains. Espacer les naissances ». Le bâché accélère dans un nuage de poussière. À force de prendre la route, d’avaler les kilomètres en bus, en train, en taxi, en bâché, à pieds, à vélo, de changer de ville chaque jour, on ne sait plus bien où et qui on est. Et c’est comme un allégement.

Arrivée en fin d’après-midi à Mopti. Couverts de poussière ocre, on descend du bâché à quelques centaines de mètres des portes de la ville. On se tient par la main. On se tient debout sur le bord de la route craquelée. Je touche les veines de ton poignet comme j’aime faire. J’écoute les bruits de la ville au loin. Je sais que derrière ses bruits, il y a le fleuve Niger qui nous a tenu compagnie tout au long du trajet. La terre est jaune sable, le ciel est bleu foncé et j’imagine nos deux corps traversés par ces deux couleurs. On se regarde dans la lumière du soir. On a l’air de vrais aventuriers, pas vrai ? Et notre chance, Nin’, on la tient dans la main.

La nuit est maintenant tombée, brusquement comme à son habitude. On longe l’avenue du Fleuve. Un pied devant l’autre sur le chemin de poussière. Je retire mes sandales pour sentir sous mes pieds le sable fin comme de la poudre. Brusque front frais dû à la proximité du Niger. Odeur de marée. Léger bruit de l’eau. Milliers d’étoiles éclairant le fleuve. On revit.

On loge à la Fondation ATT pour l’enfance, centre d’accueil pour les enfants perdus de Mopti. Dans la vaste cour intérieure, la radio diffuse à fond un match de foot puis un vieux reggae des familles. On peut lire sur la pancarte :

« Informations du centre :
Date d’ouverture : 25/04/95
Nombre d’enfants en dortoirs d’urgence : 27
Nombre d’enfants ayant dormis au moins une fois : 1082
Retour en famille : 200
Parents venus au centre : 215
Cas de décès : 3 »

Ce matin, ciel voilé, air marin, lumière blafarde, et l’incroyable beauté du fleuve qui traverse cette terre aride. Le Niger comme entité vivante. Les pinasses qui proviennent de Tombouctou déchargent des dalles de sel solidifié. Le garçon qui s’est improvisé guide et ne nous lâche pas d’une semelle nous explique que les pirogues sont enduites d’huile de moteur pour les rendre étanches.

Absorbé par la contemplation des rues bondées, de l’activité fluviale et des terres désolées aux abords de la ville, je n’ai pas écrit une ligne depuis deux jours. Je crois que je commence à savoir observer. Disons que je sais observer par intermittences. Alors c’est par courts fragments que je reprendrai l’écriture de ces feuilles de route.

la violence du soleil, les feuilles du grand acacia (ici ils appellent ça un balanzan) qui bougent à peine, dans la lumière du soir la poussière soulevée de l’immense plaine calcinée, l’adolescent qui pousse sa pirogue à l’aide d’un très long bâton, les nuages déchiquetés au crépuscule, l’homme qui jette son filet au milieu du fleuve, les reflets de la lune à la surface de l’eau

vivre éternellement dans le soleil

retrouver l’équilibre dans la lumière verticale de midi

« Le courage n’est pas de se venger mais souffrir pour réussir », inscrit au frontispice du restaurant Sigui à Mopti. Réussir à devenir qui on est, ajoutes-tu doucement.

Je ramasse une belle pierre ronde dans la rue. Comment décrire de manière la plus brute, la plus immédiate possible, le contact de cette pierre dans ma main, son poids ?

On négocie un très bel oryx sculpté bambara. On insiste un peu pour baisser encore le prix. « On va pas discuter comme les Sénégalais ! » nous lance le vendeur malien avec un sourire malicieux.

Mopti. C’est bien de rester plusieurs jours dans la même ville. Sensation grandissante de faire partie des choses d’ici, de commencer à être intime avec le monde qui nous entoure. Mais pour les gens d’ici, on a beau rester le temps qu’on veut, on demeure des touristes comme les autres. Impossible de se fondre complètement dans le paysage, impossible d’être n’importe qui. A longueur de journée on entend des : « Bonjour Toubab ! Bonjour Toubabou ! Toubabou ! Toubab, il va bien ? » Par un « donne-moi de l’argent ! » ou « donne-moi un bic ! », les enfants, toujours si enthousiastes malgré leur vie si rude, coupent court au dialogue qu’on essaie d’établir avec eux. Ce soir, la désagréable sensation d’être des bêtes de foire lâchées dans les rues de Mopti est sans doute accentuée par la fatigue du voyage.

Les parents pauvres confient leurs enfants au marabout du quartier. Chaque marabout « s’occupe » de trente à quarante enfants, des garçons en grande majorité. Il est censé leur enseigner le Coran. Le peu d’argent qu’il gagne provient de la vente de gris-gris. Alors, les marabouts font mendier les enfants pour qu’ils puissent subvenir à leurs besoins. Parfois ils participent à des travaux très durs comme porter des fagots ou piler le mil. Quand l’enfant ne ramène pas d’argent, leur Maître les « chicotte » comme ils disent par ici, c’est-à-dire qu’il les bat et qu’il les fouette. C’est pourquoi beaucoup d’enfants ne veulent pas revenir chez leur Maître. La fondation ATT pour l’enfance les accueille et les héberge. Des personnes travaillant pour le centre sillonnent pendant la nuit les rues de Mopti pour récupérer les gamins maltraités. Dans la cour intérieure de la fondation, j’observe les enfants orphelins, les enfants perdus de Mopti. Ils jouent calmement avec des bouts de ficelle qu’ils entortillent autour de leurs doigts. Ils mangent tous les jours du riz à la sauce tomate. Odeur agréable de bois brûlé et de poussière. Les enfants partagent équitablement le plat.

« C’est à leur demande qu’ils vont ici, m’explique un des animateurs du centre, ils sont nourris, logés, et ils apprennent un métier. C’est aussi à leur demande qu’il retourne dans leur famille. Tous ces enfants ne veulent plus entendre parler du marabout. Vous savez, il y en a qui viennent de Mauritanie. Des enfants rebelles à la religion. Certains n’ont pas 5 ans quand ils arrivent ici. » « Les marabouts s’occupent juste de montrer la voie de Dieu. C’est comme ça qu’on dit. Le reste du temps, ils contraignent et ils chicotent les enfants. Ils disent qu’ils leur apprennent la vie… Bien sûr ils ne sont pas d’accord avec notre action. Ils trouvent qu’on gâte les enfants ! » Gâter employé ici dans le sens d’abîmer, comme lorsque le conducteur du bâché nous avait dit : « le moteur est gâté »

Les parents savent parfaitement que leurs enfants sont obligés de mendier et qu’ils sont très régulièrement frappés par le très sage marabout mais ici l’apprentissage du Coran est obligatoire. Et puis eux aussi sont passés par là, alors…

Heureusement que l’association ATT commence à être connue. Les gosses des rues se refilent l’adresse.

On passe beaucoup de temps à observer, « à perdre notre temps » comme on dit en France, mais ce sera autant de temps gagné pour la suite, me rassures-tu. Du temps pour toujours qu’on revivra comme bon nous semble.

Ils passent un concert récent de Dylan à la radio. Le vieux maître réinvente étrangement (« massacre consciencieusement » estime Nin’) « I want you », « Just like a woman » et « Tangle up in Blue ». Dylan, Kerouac, Bouvier, Monfreid, Cendrars, London, Kipling et quelques autres m’ont amené jusqu’ici. Je ne les oublie pas. Mine de rien, je suis en train de réaliser un rêve. Je suis en train de vivre tout ce que tu m’avais si longtemps prédit.

Les femmes et les filles s’occupent de la cuisine, du ménage, de la lessive. De toute la journée elles n’arrêtent pas. On voit même des gamines de 7, 8 ans couper du bois. Toutes ces femmes ont le sourire, le regard fier et une démarche d’une élégance folle malgré une vie de labeurs.

Je lis le Lonely Planet sur les mines de sel. La mine de Taoudenni est à 900 kms au nord de Tombouctou, soit 15 jours de caravane. Les Arabes et les Touaregs sont les maîtres. Les Bella et les Haratin sont les quasi-esclaves. Les quasi-esclaves gagnent 300 francs pour 6 mois de travail. L’oasis le plus proche est à trois jours de caravane. Les maîtres fournissent l’eau, les quasi-esclaves fournissent le sel. 2 dalles de sel valent 30 litres d’eau. Yann Arthus Bertrand a pris de nombreuses photos du Sahara vu du ciel, dommage qu’il n’ait pas pris de photos des mines de sel de Taoudenni.

Notre frêle pirogue glisse sur le Bani. On arrive à Kakolodara, un village bozos. Notre guide s’appelle Boubacar. Il nous a dit qu’il a 20 ans, on lui en donne à peine 15. Les Bozos sont un peuple de pêcheurs, « des hommes-poissons » comme nous dit Boubakar. « Ils immergent leur nouveaux-nés jusqu’à ce qu’il leur pousse des branchies » nous dit-il avec le plus grand sérieux. « La plupart du temps, ils vivent dans l’eau ou sur l’eau. » Je ne peux m’empêcher de penser aux Deep Ones, les Profonds de mon cher Lovecraft. Comme ils ont très peu de bois, les Bozos cuisent leur nourriture avec de la bouse de vache. Les femmes se baladent torse nu, le dos cambré, avec une désinvolture d’aristocrate. «  Les Bozos pêchent des nuits entières dans de grandes pinasses. Les garçons et les filles qui viennent de naître, ils les mettent dans les calebasse » nous explique Boubakar. « Puis ils mettent les calebasses sur le Banni pendant plusieurs heures. Si le bébé tombe dans l’eau, c’est qu’il n’est pas bozo ». Avec notre super guide, on va avoir du mal à démêler la part de légende et la réalité.

De toute la journée on échange à peine une parole avec Nin’, mais on en ressent aucune gêne. On se connaît par cœur à présent.

Avec le temps, je me suis rendu compte qu’elle était incapable de mentir. On ne se ressemble pas tant que ça, finalement.

Texte intégral : Mopti