une espèce d’émerveillement continuel de n’importe quoi

une espèce d'émerveillement continuel de n'importe quoi

Le fantôme de la liberté hantait encore certains lieux à l’époque. Paris est une fête ou Nadja en poche, je partais au hasard des rues à la recherche des enchantements du passé. Janvier 92, je m’attable à la Closerie des Lilas et converse silencieusement avec Beckett. On parle des hommes qui tombent foudroyés par un éclair de joie. Novembre 92, je poursuis éperdument le corps de Nadja autour de la place Dauphine, mais les anges ne se laissent pas attraper facilement. Mars 93, planqué à la Villa Seura je regarde par-dessus l’épaule de Miller qui tape à la machine avec une exaltation sereine son Printemps noir. Vous savez combien je lui dois. Sa détestation de la pureté m’a permis de me départir de bien des illusions. Décembre 93, je me balade sur le boulevard Montparnasse, la grisaille se déchire et j’aperçois Giacometti au regard tranché sortir du cinéma. Il découvre pour la première fois l’inédit de la rue. J’ai recopié l’enregistrement dans lequel il parle de sa fameuse révélation. Je garde toujours ce témoignage précieusement dans la poche intérieure de ma veste :

« … jusqu’au jour où il y a eu une véritable scission. Où, au lieu de voir des personnages sur l’écran, j’ai vu de vagues taches noires qui bougeaient, et où je regarde les voisins et, du coup, je les ai vus comme je ne les avais jamais vu. Le nouveau n’était pas ce qui s’est passé sur l’écran, c’est ce qui était à côté de moi. De ce jour-là, et je me rappelle très exactement sortant boulevard Montparnasse, d’avoir regardé le boulevard comme je ne l’avais jamais vu. Tout était autre. Et la profondeur, et les objets, et les couleurs, et le silence […]. Où tout me semblait autre, et tout à fait nouveau, donc y avait la curiosité d’en voir davantage… c’était, si vous voulez, une espèce d’émerveillement continuel de n’importe quoi. Evidemment j’avais envie d’essayer de le peindre, mais ça ne m’était possible, de le peindre ou d’en faire une sculpture, que le jour où la réalité s’est revalorisée pour moi du tout au tout, où ça devenait un inconnu, mais en même temps un inconnu merveilleux ! Alors là, y a au moins la possibilité d’essayer ! A part ça, comme jusqu’à maintenant j’ai échoué de la manière la plus totale, je suis totalement incapable de faire ce qui est, à l’Académie, la chose la plus courante pour n’importe qui (s’il ne s’agit que de copier un pont, eh ben tout le monde sait copier un pont !). Moi je ne sais pas copier un pont. »

Photo : Georges Pierre, Paris, 1961

dans la nudité de leur présence

Je me laisse surprendre par les bananes, les oranges, les noix sur le réfrigérateur. J’observe leurs volumes et leurs couleurs qui résonnent dans l’espace de la cuisine. Je regarde les bananes avec attention. Je les regarde dans toute la nudité de leur présence. Plus je les examine et plus je me sens ahuri. Comme ces bananes sont étranges, pensé-je. Comment puis-je les décrire avec précision ? Comment décrire leur réalité sans trahir ce qu’elles sont ? Deux d’entre elles restent obstinément accrochées l’une à l’autre. Je sens bien qu’il y a autre chose à voir que l’image de ces deux bananes accrochées obstinément l’une à l’autre. C’est leur présence qui est étrange. Je ressens même une légère angoisse, qui me fait reculer d’un pas. Je ne sais plus bien qui je suis. Tout s’est virtualisé dans ma vie, tout semble sujet à interprétation, mais ces bananes, elles, elles sont bien là. Leur présence est immédiate, intense, irréfutable. Elle a quelque chose d’inouï que je ne parviens pas à décrire. Peut-être est-ce leur obstination à être qui me met mal à l’aise. Je prononce alors les mots : « banane », « orange », « noix », et l’angoisse se dissipe. Il est rassurant de nommer les choses. Ces bananes, ces oranges et ces noix redeviennent inoffensives. J’allume la radio et replonge instantanément dans le quotidien. De nouveau l’habitude s’interpose entre le réel et la perception que j’en ai. Croissance nulle confirmée en France au premier trimestre… Plus 3 minutes de soleil en plus… Tout va bien. Je suis en paix avec ces bananes, ces oranges et ces noix. Elles ont perdu de leur réalité. L’effet de sidération a disparu. Je vais pouvoir les éplucher, les presser, les engloutir sans état d’âme.

Fenêtre sur tours

Vue Paris de Bagnolet

Léo est assis à la fenêtre sur tours du salon. Du seizième étage, il contemple le paysage. Les peupliers au bord du périphérique poussent vers le soleil. Il y a plus de ciel que de béton vu d’ici. Léo observe les nuages épars. La nappe de pollution habituelle brunit l’horizon. Il n’y a pas un souffle de vent. La fumée monte droit des cheminées de l’usine d’incinération d’Ivry. Elles sont comme deux tornades immobiles. Les avions de l’aéroport d’Orly décollent toutes les vingt secondes, constate-t-il. Les lueurs bleutées des écrans de télévision s’allument l’une après l’autre dans les tours voisines. Léo pense à sa vie avec Sarah. Il fume leur histoire à la fenêtre du salon, et leur histoire il la laisse s’échapper et rejoindre les nuages et les fumées de l’usine d’incinération d’Ivry. Léo songe avec amusement à ses anciens amis. Ils sont au sommet de leur carrière d’employés de bureau. Se ruinent au travail et engouffrent leur vie dans l’achat d’un trois pièces à Paris ou dans l’ouest parisien. Le calcul suffit à leur vie.

Le ciel est maintenant rouge mobile à l’horizon. Le soleil est en sang. Du haut de son rêvoir, Léo s’amuse à plisser les yeux pour faire trembler le crépuscule. Les pulsations de lumière que je crée sont les battements de cœur de la ville, se dit-il, tiens faut que je note ça quelque part. Il écoute la marée constante du périphérique gronder à six cent cinquante mètres de là. Il observe le flux continuel. Des larmes qu’il ne s’explique pas restent planquées au fond de sa gorge. Sans doute sent-il confusément l’âge des possibles s’éloigner de lui. Il a le souvenir de rencontres fugitives, d’exaltations soudaines et éphémères. Ces petites éternités sont derrière moi, se dit-il. Devant, c’est la tranquillité, la fatigue et la mort. Faut pas que j’oublie de faire ma crise de la quarantaine, célébrer mes quarante nuages comme il se doit… A chaque nouvelle année, je passe deux fois plus de temps à me souvenir que l’année précédente. Et je vieillis deux fois plus vite. Le tremblement à l’horizon a cessé. La nuit se fait doucement autour de la grande mosquée de Bagnolet nouvellement construite. Une myriade de réverbères masque maintenant les étoiles. Léo ferme la fenêtre, s’allonge sur le canapé bleu du salon. L’appartement est lumineux mais un peu trop carré, un peu trop bauhaus à mon goût. L’appartement a le même âge que Léo. Travaux à prévoir, était-il écrit sur l’annonce immobilière. Sur le coup ça l’a fait sourire.