Tropique intérieur (1)

Un grand merci à Anh Mat dont la 308e nuit échouée a provoqué l’écriture de ce texte.

Raconter par quoi on est coincé au départ. Raconter comment enfant on se faufile entre les crevasses, comment finalement on trouve le passage. Rien ne doit alors plus nous arrêter, même si on n’en finit jamais de lever le voile.

Le chemin est inverse à celui qu’on croit. Au commencement, on hérite de la mort par tous les morts qui nous ont engendrés. Il faut se frayer un chemin par soi-même, un passage vers la vie. Les naissances dont on garde le souvenir se produisent en silence.

Tu aimes te remémorer les figures tutélaires. Tu parles encore leur langue, parfois. Tu gardes un souvenir très vif de l’époque où ils t’ont réinventé. Période qui n’a duré que quelques mois de bouillonnement créatif où tout se mêlait : rencontres, lectures, films, expos improvisées chez les potes artistes, concerts dans les caves, soirées au Point Virgule, éclats de rire, fêtes où tu dansais comme un dératé, beuveries dans les bistrots du quartier, discussions enflammées, moqueries, engueulades. Tout était vécu avec une intensité folle. Chaque découverte t’ouvrait de nouvelles perspectives. Tu t’imaginais déjà écrivain, peintre, photographe… En toi tu devinais quelque chose d’immense. L’ordinateur et le portable n’avaient pas fait leur apparition dans ta vie, et, après avoir lu Se distraire à en mourir, tu avais mis ta télé à la benne. Saison bénie pendant laquelle tu te désintoxiquais durablement. Tu apprenais à te rendre disponible à ces mots qui libèrent le corps, comme tu aimais dire. Tu découvrais une nouvelle façon de vivre, plus intense, plus crue.

Comment est-ce qu’on renaît ? Pourquoi est-ce qu’on renaît ? Le processus reste mystérieux. Sûr que, pour se décider à naître, il faut sentir les parois se rapprocher, oppressé qu’on est dans sa nuit utérine. On s’attend au pire comme au meilleur. C’est à peine si tu te souviens de ta vie d’avant. Tu traînais ta carcasse à droite à gauche. Tu étais lessivé par la grande machine économique et la mesquinerie de bureau, mais sûr que le cœur battait encore. Sans que tu te rendes bien compte, une sacrée fringale devait te remuer le ventre. Il suffisait sans doute de pas grand-chose pour que l’enveloppe du jeune cadre dynamique se déchire. Le cocon protecteur craquait déjà de toutes parts. Par la joie qu’elle a suscité chez toi, la lecture du Tropique du Capricorne a percé la membrane de soie au bon endroit, «  le reste suit, sans l’ombre d’un doute, serait-ce au cœur du chaos. »

La vraie vie surgit de façon inattendue. Tu ne croyais plus au miracle quand l’événement s’est produit, le 21 février 2000 à 13h30, à l’Olympia Einkauf Zentrum  de Munich. Il faut être précis avec ces choses-là. Vingt ans plus tard, les nerfs fixés à la corde raide, tu relis une nouvelle fois le passage qui t’a fait basculer : « Et me voici toujours sur ce même lit ; la lumière qui est en moi refuse de s’éteindre. Le monde des hommes et des femmes festoie à l’intérieur des cimetières. Ils s’adonnent aux rapports sexuels, Dieu les bénisse, et moi je suis seul au Pays du Foutre. » Et ça continue dans la même veine sur une dizaine de pages. Tu étais perdu en plein midi dans ce centre commercial et, lisant ce livre qui t’a fait naître au monde, tu es allé à une profondeur jusque-là inconnue. Ce fut la vie, soudain. Tu l’as souvent raconté par la suite, à Simon, Sarah, David, Samuel : une dizaine de phrases et c’est le monde qui s’éclaire, quelques pages et le destin qui bascule en un instant. Tu n’en croyais pas tes yeux de reconnaître phrase après phrase ce que tu pressentais depuis toujours. Chaque son tu l’absorbais, tu entrais tout entier dans le livre. Il n’y avait plus de centre commercial, plus de passants ventrus au regard vide : il n’y avait plus que ce grand texte terrible et captivant. Le monde figé dans lequel tu vivais jusque-là s’était disloqué. Comme un monde soulevé. Une formidable bourrasque qui balaye toutes les vieilles certitudes sur son passage. Tu aimes dire que ce moment-là fut l’un des plus heureux de ton existence.

sur la terrasse Lautréamont

Le promeneur ressent le besoin de perdre son temps pour se distraire des calculs qui encombrent son cerveau et pour se remettre à rêver. Longeant la terrasse Lautréamont (qui n’existe plus), il regarde les pigeons s’abreuver aux colonnes brûlantes. À cette hauteur et par ce temps on aperçoit l’église St Eustache. À la base du clocher, il imagine un ange de brique et d’acier qui se tire une balle dans le pied. Chaque jour, sur le coup de treize heures trente, se déverse du Conservatoire une troupe de jeunes musiciennes chantantes et riantes. C’est pour ça qu’il est là. En attendant de les voir apparaître, le promeneur observe dans le ciel les ballons stratosphériques percer les nuages. C’est beau ici, se dit-il, l’église St Eustache, l’Opéra Garnier, la Madeleine, l’Obélisque au loin. Le promeneur divague dans le ciel de Paris jusqu’à la sortie des jeunes musiciennes. Débarrassé pour un temps des mensonges spectaculaires, il quitte la plateforme, la tête et les yeux nettoyés.

Le soir venu, il traîne aux abords des grands boulevards. Par quel chemin surréel est-il arrivé jusqu’ici ? Impossible de le dire. Il regarde les dernières taches de soleil disparaître sur la façade du Grand Rex. Puis il se décide à entrer dans un bar qui « joue la carte du café-littéraire en toute décontraction » a-t-il lu sur l’Iphone, « La grande baie vitrée donne une impression de liberté ». Eh oui, la liberté… Un an et demi de liberté évaporée, consumée. Le promeneur est on ne peut plus lucide sur l’univers de merde qui l’attend. Se couper les ailes et puis sourire, et puis ramper, traîner dans la boue. Répondre à leurs questions comme un automate, mimer l’enthousiasme, faire preuve d’une cordialité désuète, comme si tout allait de soi. Recracher tout ce qu’on lui a inculqué dans sa petite tête de con. En attendant, seul dans son coin, il absorbe la dose d’oubli nécessaire à l’invention d’apéritifs saturniens. À travers les panneaux de verre du bar, il voit des plombiers féroces besogner de jeunes elfes. Sûr qu’il a mangé des drogues depuis le début du jour, et pas qu’un peu. Ces temps-ci il mange des drogues pour chasser l’ennui et retrouver le grand calme des mosquées almohades qu’il aimait visiter avec elle. Il ne sait pas encore que les heures vides préparent celles d’intense création. Le réservoir se remplit de lui-même. Les concentrés de codéine qu’il se concocte matin et soir lui permettent d’être perché très haut de jour comme de nuit. Chaque détail est vécu avec intensité.