Ce sang qui ne coule plus

Avec le temps ça s’est assombri ; les jours austères ont débuté. Tout est devenu plus terne, plus fade, à force de se répéter. Une lame de rasoir sur le lavabo. La replacer sur la tablette. Regarder à la fenêtre les feuilles du platane trembler, les derniers rayons dans l’impasse, l’horizon des toits au crépuscule. J’ai les mains froides. Mon corps ne fait plus qu’imiter la vie. Toujours les mêmes gestes, les mêmes grimaces. Je me suis laissé gagner par l’engourdissement de la vie de province, cette existence rétrécie où l’on s’ennuie à crever depuis des siècles et des siècles. Le monde m’est devenu froid, sec, raisonnable. Des souffles ténus venant de je ne sais où. Depuis toute petite j’ai ce genre d’hallucinations auditives lorsque le silence est total, parfois ce sont de brèves visions. Sans doute suffirait-il de presque rien pour revenir à la vie, mais le vide s’étend dans nos corps comme des métastases. Il suffit de te regarder, Léo : la dureté s’est installée sur ton visage. Je crois que tu deviens tout ce que je déteste : cynique, égoïste, froid, satisfait. Je te reconnais à peine. Tu ne me parles plus que de choses anodines. Plus rien de fort ne semble pouvoir t’atteindre. Tu me deviens irrémédiablement étranger. Peut-être te dis-tu la même chose quand tu me vois rentrer du boulot, exténuée. Sur les étagères du couloir, nos anciens livres de chevet. On n’écorne plus les pages des livres aimés pour relire les passages qui, croyait-on, allaient nous changer. Ces voix qui nous étaient si proches se sont tues. On sait tout ce qu’on est en train de perdre mais on ne sait pas comment sortir de la trajectoire que prend notre vie. À l’abri des courants d’air, nos corps craintifs n’osent plus sortir du monde connu. Nos désirs sont devenus prévisibles. Le calcul a éteint la fièvre. C’est à peine si on ose encore rêver d’une autre vie. Salon plongé dans le noir. Léo a fermé les volets en prévision de l’orage qu’ils annoncent pour la nuit. Quand j’entre, le fantôme d’une enfant traverse la pièce à vive allure. C’est mon ange, elle ne m’effraie plus. Aucun obstacle ne l’arrête et déjà elle disparaît dans le mur du fond. J’aime me laisser surprendre par ces apparitions fugitives. Elles me sortent de la solitude. Sans allumer la lumière, je m’assois sur le canapé. Mes yeux s’habituent à l’obscurité. Je devine les moulures du plafond, sur le mur d’en face le dernier tableau rageur que tu as peint, il y a au moins trois ans. Quand est-ce qu’on se réveillera, Léo ? Invente-moi des sourires troublants, des regards bouleversants, des mains qui réchauffent, des soupirs qui en disent longs, un dernier au revoir. Nos soirées, on les passe désormais à regarder les DVD empruntés à la médiathèque. Il nous arrive de tomber sur un bon film, parfois même un chef-d’œuvre, comme ils disent. On assiste alors passivement au spectacle de la vie, incapables que l’on est désormais d’y prendre part. C’est étrange de voir des êtres humains évoluer devant la caméra, étrange comme l’existence semble alors consistante. Elle a plus d’impact sur nous que la réalité de tous les jours. On ressent la froide distance qui nous sépare de la vraie vie. Les films de Pialat, Varda ou Kazan nous donnent une esquisse de ce qu’on a pu vivre un jour. Alors que l’expérience directe de la vie ne semble plus possible pour nous, il nous faut en passer par le cinéma pour retrouver la singularité du réel. Que se passerait-il si je filmais les objets qui m’entourent ? Hier je me suis acheté une caméra numérique pour filmer mon quotidien. Le réel, j’espère l’entrevoir à nouveau. Je filme les choses telles qu’elles se présentent à moi. Ce sont des séquences de quelques secondes : une tasse de café fumante, une paire de babouches usagée, ma main droite posée sur le clavier de l’ordinateur, puis sur ma cuisse. L’index passe lentement sur l’étagère du haut, je filme la poussière au bout de mon doigt. Puis je repasse ces différentes séquences en boucle. À mesure que je les visionne, je suis de plus en plus fasciné. Les objets les plus banals possèdent une étrangeté sidérante. Il paraît évident que leur présence est totalement séparée de la mienne. Même les parties filmées de mon corps semblent se foutre royalement de ma présence au monde. Le réel reste pour moi une parfaite énigme. Je sais que je ne peux y échapper, pourtant je m’en sens définitivement exclu. Retrouver les yeux de l’enfance, le frisson de l’été. S’allonger dans l’herbe et rêver. Rêver aux routes, aux forêts, aux fulgurances qui naissent au grand air, aux réserves de silence, aux horizons toujours mouvants jusqu’à la tombée du jour, aux nuits d’univers qui nous tenaient éveillées jusqu’à l’aube, à l’éclair vif argent quand le soleil se lève, à l’air frais du matin. Ressentir à nouveau la belle usure du voyage, la belle usure du temps sur la route.

On prendra bien le temps de vivre, dans cinq ans, dans dix ans. On dit : « aux prochaines vacances on fera ci, l’année prochaine on partira là » comme si on avait tout le temps du monde devant soi. À quel jeu on joue, Léo ? On ne ressent plus rien d’extraordinaire l’un pour l’autre. Disons qu’on se maintient en vie. On se ménage pour durer. À force d’être dans le confort, à force de ne rien ressentir, on est en train de mourir. Nos rêves ? Nos anciens délires ? On les a empaillés. Comme chaque soir, tu vérifieras que la porte d’entrée est fermée à clef puis tu entreras dans la chambre. Le miroir reflète le visage d’une femme d’une cinquantaine d’années défigurée par l’angoisse. Le regard de la femme me fixe terriblement. La solitude. La vieillesse. Je touche mon nez, mon menton, mes lèvres. Je pince ma joue. L’angoisse dans la glace apparaît plus réelle que sur mon visage. Tu feras le tour du lit en évitant les trous béants dans le plancher. La gueule de la mort toute prête à nous engloutir. La fuite qui pulse dans les veines. Tu viendras t’asseoir au bord du lit, ce lit qui n’a pas changé de place depuis quinze ans au moins. Les murs crient dans le noir. Machinalement tu te déshabilleras. Tu jetteras un rapide coup d’œil dans ma direction. La tendresse absente. Les délicatesses oubliées. Ce sang qui ne coule plus. Pour effacer la journée, on baisera, sans desserrer les dents. Deux corps à la peau cuirassée, aux muscles tendus, sans visage et sans tête. Puis l’esprit nous reviendra. Tu consulteras une dernière fois le flux d’infos sur ton téléphone. Je prendrai un cachet pour dormir. La lampe de chevet projette des tâches de lumière sur les draps défaits. Continuer. Avancer à découvert. Aller vers d’autres marges et s’y perdre. Ou bien revenir aux sources. Marcher au bord des falaises de l’enfance. Tituber dans le vent. On disposera librement de notre temps. On restera attentifs à ce qui fait frissonner nos peaux. Notre enfance se poursuivra sous d’autres formes. Ce sera beau.

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Le camp des assassins

« Écrire, c’est bondir hors des rangs des assassins. » Franz KAFKA

Tu as reposé le livre sur la table basse. Tu as allumé une cigarette, et puis tu m’as parlé, à pas comptés comme tu aimes faire, choisissant les termes avec soin, marquant un silence entre chaque bloc de mots : c’est vrai qu’on vieillit sournoisement. Les minutes d’inattention se sont accumulées, et on a fini par perdre le fil de ce qui autrefois nous faisait battre le cœur. Nos caractères qu’on trouvait si subtils se sont peu à peu accommodés de la vulgarité de l’époque. On est devenus une caricature de nous-mêmes. Puis tu as évoqué ce qu’on s’est obstinés à ne pas voir durant toutes ces années, les images bouleversantes qui auraient dû nous faire agir, les phrases aussi qui venaient d’ailleurs. On ne les comprenait qu’imparfaitement, ces phrases, mais on aimait à les prononcer. C’étaient des antidotes, des formules magiques qu’on apprenait par cœur. On voulait croire qu’à force de les répéter elles nous sortiraient de là, mais rien ne s’est déroulé comme prévu. Tu as sans doute raison : tous ces détails, pris séparément, paraissent insignifiants, mais c’est leur accumulation qui a fini par nous perdre. On a rejoint le camp des assassins sans même qu’on s’en rende compte. A ressasser les mêmes pensées, à répéter les erreurs du passé, à refuser le combat contre ce qui nous consumait à petits feux, notre conscience s’est absentée. On a choisi la voie la plus confortable : un travail de gestionnaire dans une grosse boîte, une gentille petite famille, les vacances à la mer et à la montagne, en cachette quelques folies raisonnables, et pour le reste on ferme les écoutilles. Qui pourrait nous en faire le reproche ? On a suivi le cours naturel des choses. Comme tous les autres, on s’est engouffrés dans le tunnel de l’obéissance sans broncher. Il est tellement plus facile de vivre comme des automates, la tête pleine de poussière.

Et puis tu m’as demandé : combien de temps peut-on survivre ainsi, à bout de souffle ? Nos jeux usés jusqu’à l’os. Chaque jour tenir un jour de plus, et pourquoi tenir quand autour de nous plus rien ne tient, les uns attendant les échéances de brefs bonheurs particuliers, les autres se débattant dans leur coin avec les histoires qu’ils se racontent du matin au soir, certains tout de même, les plus obstinés, cherchant à bricoler leur petit rock avec un reste d’excitation adolescente, ce qui pour un temps leur permet de tenir la mort à distance. Une vie sans désir véritable ne vaut pas la peine d’être vécue, voilà ce qu’on proclamait fièrement à 20 ans. Tu te souviens ? On rêvait d’être libres. On se croyait plus malins que les autres. Alors, avec ton ironie habituelle, tu m’as dit : c’est pas grave, on attendra la prochaine guerre pour s’acheter un super écran 3D. Il tapissera tout le mur du fond et on se laissera entraîner par le flux d’illusions en continu. On plongera en full HD au cœur du vide. Tu tiras une longue bouffée, puis, sûre de ton effet, tu ajoutas : maintenant il faut accepter le chaos sans se raconter d’histoires. On pourra se laisser porter par la beauté de l’artifice, mais sans en être dupes. On va plus s’aplatir, Léo, il nous reste une toute petite chance de nous inventer un autre destin.

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Le gratuit et le frugal perdus dans le passé

Les perspectives qui nous réunissaient lorsque nos pièces étaient vides. De retour d’Afrique, on avait repeint les murs en blanc. On n’avait pas encore de meubles. La chaîne Hi-Fi était posée par terre. La nuit, on apprenait à aimer de nouvelles musiques, de celles qui font traverser le temps. Il y avait une liberté. Comme tu me l’as dit l’autre jour, toutes les petites misères qu’on a connues par la suite n’effaceront pas le souvenir premier. À l’époque on se réinventait sans cesse. On s’amusait à changer de prénom pour le plaisir de se réinitialiser. Le passé était friable. On faisait la nuit sur tout ce qui nous avait encombrés. De l’enfance on ne gardait que le rêve qu’on en avait. Les jours de relâche, on s’armait d’un livre et on partait pour de longues traversées de la capitale. Dans les boulevards et les avenues, il y avait la volupté de se fondre dans la masse. Pris dans le tourbillon, on se laissait brasser par la marée humaine. Je ne voulais pas lâcher ta main et toi tu riais et le bruit de la foule couvrait le son de ta voix. Mais c’étaient les rues retirées du 19ème ou du 20ème qui avaient notre préférence : la rue de la Mare aux contours fuyants, la Villa Riberolle et son atelier d’artistes aux couleurs éclatantes. Il y avait aussi l’ange crasseux du passage Gambetta qui lisait nuit et jour, et les désirs de Miss.Tic qu’on traquait près du Père-Lachaise. Tu me parlais de la grâce des rues modestes et de certaines personnes qui y habitent. Tu disais : il suffit de s’arrêter trente secondes dans une rue qu’on croit connaître par cœur pour découvrir quelque chose de neuf. Durant ces balades, tu sortais ton appareil à l’improviste. Tu aimais photographier ce que personne ne photographiait. Pendant ce temps-là, je m’amusais à noter les paroles que j’entendais dans la rue : J’ai 88 de créatine. Vu ta masse musculaire, c’est énorme. Je sais pas combien c’est du mètre carré ici (entendu souvent). Ça, je dois avouer, je l’ai pris en pleine gueule. C’est sûr, ça laisse des souffrances. Jusque là je m’étais pas intéressé à ma carrière mais je vais pas vivoter comme ça jusqu’à la retraite. C’est les derniers embauchés qui vont partir. Je m’énervais contre elle, tu vois, elle pleurait, alors je me calmais. C’est vrai, elle se barre ? Putain, j’suis dégoûté, c’était la seule personne intègre du service. Je veux porter plainte, j’ai le droit de porter plainte ! La tête de ma mère qu’il m’a agressé ! Je vais la faire opérer à six mois, juste avant les premières chaleurs. Je t’ai menti, faut pas chercher à comprendre, y a rien à comprendre. C’est une des rares périodes où j’étais heureuse avec lui. Te fous pas de ma gueule. Comment tu veux vivre avec une fille pareille ? Ce qu’on perd comme temps. T’as rien à y gagner. Ce qui est bien dans cette boîte, c’est qu’y a une logique de résultat, pas une logique de pouvoir. T’as bien fait de lui répondre ça. J’ai payé le prix. Il est déjà tard. Tout s’est bien passé. C’était une belle journée, finalement.

C’étaient les conversations d’une époque prises au hasard.

De retour à l’appart, on laissait la plus grande place au silence. Pas besoin de se parler, nos rêves remplissaient les murs. Les habitudes n’étaient pas encore prises. Ensemble on creusait notre différence. Tout semblait si simple alors.

L’espace coule autour de nous

C’était l’époque où on élaborait notre voyage sans but en Afrique, l’époque aussi des lectures et des musiques qui nous changeaient. On découvrait un monde d’ombres légères et de lumières intenses, un monde de sensations brèves mais qui, espérions-nous, étaient pleines d’avenir. Les choses se dépouillaient de leurs fonctions habituelles. Elles se débarrassaient de leur nom pour retrouver leurs formes et leurs couleurs naturelles. Notre moelle épinière et notre cerveau comme plaques sensibles, chaque impression reçue était fondatrice. Tout ce qui nous arrivait, même le plus infime, semblait nous marquer durablement. J’écrivais : le silence fait envie, le risque fait envie avec toi. Il fait clair ce matin. La fenêtre est ouverte. Le tsi-tsi discret d’une mésange nous parvient du jardin. On est assis l’un à côté de l’autre dans la cuisine. L’espace coule autour de nous. Nos corps sont immergés dans l’air calme du matin. On scrute les formes, les surfaces, les reflets. Chaque détail nous interroge. On croit sentir la vie et la mort à la lutte à chaque instant. La perte, la joie, à chaque instant. Une brise légère apporte par bouffées l’odeur des roses et du jasmin. Elle nous enveloppe, nous abandonne, puis revient. C’est comme si elle nous respirait. On se sent réversibles, me dis-tu. Ta lecture récente de Merleau-Ponty n’est sans doute pas pour rien dans cette impression. Je tente de déchiffrer les signes de ce qui, dedans-dehors, est en train de changer. Grâce à toi, je deviens ce que je rêvais d’être.

L’hiver se terminait

L’hiver se terminait. Le soir, Léo et Sarah avaient remplacé la pluie quotidienne d’événements par de la musique. Ce soir-là, on pouvait voir leurs deux silhouettes allongées sur le canapé bleu. Lui est penché sur sa cuisse à elle. Leonard Cohen est en fond sonore : « …we are ugly but we have the music… ». L’esprit de Léo est en roue libre. Ce qu’on a changé… On est bien au chaud maintenant, on habite un radiateur, on vit à l’intérieur d’un sitcom pour public défaitiste, on est très français, non ? Toujours à la recherche du malheur… Tiens, mais c’est quoi cette odeur ? Il sent la peau légèrement parfumée de Sarah : « C’est l’odeur de tes crèmes que je renifle ? demande-t-il, c’est pas l’odeur de ta peau ça… » Elle ne répond rien. « Je suis obligé de te sentir dessous tes bras pour retrouver ton odeur de pain chaud… » Il soulève son bras gauche (elle se laisse faire), puis renifle son aisselle. « Je pue ? dit-elle – Non, non, je te sniffe, c’est tout. Je me shoote à ton odeur. Je voudrais la garder toujours avec moi, cette odeur. – Tout à l’heure t’as dit que je sentais l’oignon… – C’est quand t’as ouvert le frigo. » Il sourit. Silence. Elle scrute longuement son visage. Il n’est pas à l’aise quand elle fait ça. Suit souvent une remarque désagréable. Ça ne manque pas : « C’est marrant, t’as comme une balafre ici, à l’endroit où pousse ton champignon ! ». Ça la fait rire. « Et toi, quand est-ce que tu t’es aperçu que t’avais un fruit mûr à la place de la bouche ? » et aussitôt il l’embrasse. Ses lèvres sont faites pour ma bouche, se dit-il. « Tu peux me masser le cou, s’il te plaît ? » demande-t-elle. D’abord il refuse car il a les mains froides. Elle fait sa moue enfantine, alors il se ravise. Pas contrariant comme garçon. Elle se love contre lui. Il se frotte les mains pour les réchauffer un peu, et la souplesse de ses poignets fait des merveilles.

Sarah s’est assoupie. Le chocolat au lait lui a coupé toute connexion astrale, se dit Léo avec amusement. Il respire l’odeur de sa nuque. Oui, décidément, il l’aime cette odeur. Ce n’est pas rien. Beaucoup de choses ont changé mais ça, ça reste. Il la palpe délicatement pour tenter de localiser son âme. Je me sens paumée, elle m’a dit. Ça veut dire quoi ?… Pour ça qu’elle prend ses distances, avec moi et les autres ? L’incompréhension et la solitude ne sont jamais loin. Il regarde son visage endormi. La ressemblance avec la Françoise Hardi de 65 est frappante. Léo aime s’imaginer tenir entre ses bras un des fantasmes féminins de Dylan. Depuis leur retour d’Afrique, il a du mal à trouver le sommeil, obsédé qu’il est par la peur du vide. Sarah, elle, est redevenue la Sarah du début. Celle des premiers tâtonnements et des premières caresses. Les heures ennuyeuses et les coups de sang qu’elle provoquait chez lui, lorsqu’ils voyageaient en Afrique, ne comptent plus. Elle est de nouveau belle et lumineuse, comme le jour de leur rencontre. Léo aurait tant aimé ne jamais lui faire de mal. Sarah pousse un léger soupir en se retournant. Il lui caresse doucement la joue et il met sur elle la couverture en cachemire. Puis il éteint la lumière et s’en va lire dans la chambre.

Saluer la vie, même lointaine

Simon et Léo se reconnaissaient à leurs cicatrices. Leur fascination pour le bizarre, les marges, et aussi pour l’ailleurs les unissaient. De l’ailleurs ils ont longtemps espéré leur salut. Les soirs d’hiver, ils parlaient des voyages au long cours qu’ils allaient à coup sûr accomplir ensemble. C’était comme des prières. L’alcool et les visions d’Afrique et d’Orient, de celles qui rendent plus tard amer, leur montaient à la tête. Au fond d’eux, ils sentaient bien qu’aucun voyage n’était capable de combler leur attente. Mais au moins on n’est pas fascinés par la destruction et la course à l’abîme comme tous ces cons, se rassuraient-ils. Léo et Simon avaient peu d’égard pour le grand public. Ils n’aimaient pas mélanger leur odeur avec celle des autres. En réalité ils ne se préoccupaient que d’eux-mêmes. Ils se sentaient solidaires dans leur impuissance à aimer leur voisin de palier. L’amour universel prôné par le christianisme m’a toujours paru suspect, disait Léo de façon péremptoire. Déjà quand j’étais gosse, les amen répétés comme des mantras à la messe m’écœuraient vaguement. Ainsi soit-il, ainsi soit-il, tu parles ! Comment faire confiance à une religion qui s’est efforcée à séparer l’âme du corps… à rejeter le corps pour assurer le salut de l’âme ? La vérité c’est que le christianisme a pendant des siècles empêché les hommes de vivre leur vie comme ils l’entendent. Les soirs d’ivresse, Léo aimait bien « faire son Nietzsche », comme le lui disait Sarah.

Sans doute Simon et Léo étaient-ils des jeunes gens trop nerveux ou trop indociles pour l’époque. Ils n’avaient pas la modestie du démocrate, encore moins l’humilité du sage. Englués dans la matière de leurs habitudes, ils avaient le sentiment d’être entourés de seconds rôles de sixième zone. Ils vieillissaient doucement et l’insignifiance de leur vie les angoissait chaque jour davantage. Il ne s’agissait pas pour eux de devenir riches ou célèbres, mais ils auraient tout de même aimé que tout ça (toutes ces discussions de nuit blanche, ces tentatives artistiques sur toile pour Simon et sur papier pour Léo) n’ait pas servi à rien. Simplement laisser une trace, soufflait Simon, aussi infime soit-elle. Longtemps ils ont espéré que la porte s’ouvre pour eux, mais elle ne s’est pas ouverte. Quel espoir stupide ! Toute façon on est environnés de lâcheté, lançait Simon avec hargne. On n’a pas rencontré les personnes qu’il fallait, celles qui nous auraient permis d’exprimer pleinement notre talent.

L’arrogance de la jeunesse passe rarement le cap de la trentaine. L’emphase et la fougue dont Léo et Simon faisaient preuve dans leurs conversations d’étudiants se sont dégonflées une fois leur situation professionnelle stabilisée. Elles ont laissé place à l’ironie dans les meilleurs moments, au cynisme le reste du temps.

On tourne en boucle. On parle pour parlerDes ratés, voilà ce qu’on est devenus, marmonne Léo alors qu’il s’enfonce dans la nuit glaciale de Belleville, après une soirée un peu trop arrosée chez Simon. Ce soir il a l’ivresse maussade. C’est clair, on n’aura aucun destin tous les deux. On n’aura jamais que les miettes de l’histoire. Léo longe à grands pas les vignes du parc de Belleville. En haut du parc, il s’arrête un moment pour regarder les lumières de la ville dans le clair de lune. J’aimerais m’oublier un peu… Il faudrait être capable de saluer les étoiles invisibles au dessus de nos têtes. Saluer la vie, même lointaine. Léo prend son temps malgré le froid. Il rentrera à pieds jusqu’à son appart à Bagnolet. Sarah poussera son petit gémissement habituel quand il s’étendra près d’elle. Il sait que le sommeil sera long à venir.

Danser dans les chaînes

On prit la route pour l’Afrique de l’Ouest à l’approche de la trentaine. C’est l’âge où on devient son propre ennemi, me disait Samuel. Après une expérience professionnelle aussi courte que calamiteuse, on décida de tout plaquer. Le confort, le quelconque, l’ennui, la paresse, la mort insidieuse… on fuyait beaucoup de choses. On rêvait d’aventures, et d’aventures en Afrique. Just kids with crasy dreams, comme tu aimais dire. Avant le grand départ, je passais mes soirées à écouter et à jouer du Dylan : « Good and bad, I define these terms Quite clear, no doubt, somehow. Ah, but I was so much older then, I’m younger than that now. » J’étais trop occupé à critiquer le monde pour écouter attentivement les paroles. Le bien, le mal, la liberté, l’enfermement… pour me rassurer j’essayais de mettre de l’ordre dans le chaos aveugle (sans doute des restes d’éducation chrétienne). Et bien sûr je me donnais le beau rôle. J’étais tellement persuadé d’être du bon côté de la barrière. Par amour propre je travestissais notre fuite en quête. Dans mes rêves de pistes et de déserts, j’oubliais mes propres insuffisances, j’oubliais qui j’étais. Quand on est provisoirement libre de toute obligation sociale, tout nous semble possible. Maintenant je m’en rends compte, ma foi en une liberté totale témoignait d’une candeur juvénile. « Je m’entête affreusement à adorer la liberté libre » : il m’a fallu du temps pour saisir ce que disait là Rimbaud. Trop longtemps j’ai rêvé de changer ce qui ne dépendait pas de moi, alors que la vraie liberté s’acquiert en tenant compte des forces extérieures. Il m’a fallu l’Afrique pour apprendre que les contraintes sont nécessaires et les obstacles féconds.

On dirait la vraie vie

Un vendredi matin d’automne 2006. Il y a du soleil à la pelle. Je me penche à la fenêtre. Le soleil me caresse les épaules. Le ciel est limpide. Une trainée de supersonique pour seul nuage. À part les pellicules de Sarah, le frigo est vide. Frais et dispos, je sors prendre l’air. Accroché au camion-benne, l’éboueur profite de la descente automatique de la poubelle pour regarder la jolie jeune fille qui tient la main à un enfant ; dix secondes à peine d’évasion pour le prince malien, puis il retrouve son temple métal. La jeune fille sourit à l’enfant. Ils se ressemblent. Ce doit être sa grande sœur. L’enfant porte un bonnet bleu. Il est grassouillet. La grande sœur a de longs cheveux bruns qui tombent sur ses épaules et des yeux d’un bleu étonnant. Elle prend l’enfant dans ses bras, s’y reprend à deux fois. Je les suis sur quelques mètres. Elle pose l’enfant au bout de la rue, se penche vers lui et l’embrasse sur le front. Je ne peux détacher mon regard de la jeune fille. Elle m’apparaît avec une netteté surréelle, comme dans un film d’animation dernière génération. Elle marche maintenant cambrée dans le ciel, dans la lumière d’octobre, le ventre légèrement en avant. Elle s’offre toute entière aux rapaces. Cette apparition est pour moi comme une espèce d’intoxication solaire.

J’ai laissé la jeune fille et l’enfant disparaître au coin de la rue. Je pars faire les courses de la semaine en compagnie des retraités, des étudiants et des chômeurs. Je choisis le E.D. parce que mon organisme se situe tout au bout de la chaîne alimentaire. Quand on est pauvre il faut apprendre à aimer la merde, dit-on, telle est la voie du sage. C’est la Grande Parade des Prix Discount, annonce l’affiche à l’entrée du magasin. Ici ils vendent de la fumée en boîte de conserve. Mes aliments sentent le gaz. La noria de bulles d’air que j’ingurgite matin et soir me rongent les os. Si je ne me ressaisis pas rapidement je vais me changer en déchet impossible à recycler.

J’ai sélectionné un objet au hasard de la banque des produits. Je prends le temps de donner du volume à l’objet, un effet 3D comme il est écrit sur la notice. Je déplace son ombre, l’étire vers le haut, puis je fais pivoter l’objet de gauche à droite. Je le regarde tourner autour de son axe virtuel. On dirait la vraie vie, me dis-je, et je laisse mes pensées vagabonder sur cette vision inédite. Je me dirige ensuite vers les caisses. J’entends au passage : « Ils ne donnent plus de pièces de un centime à la banque. » « Oui c’est l’enfer… ». La caissière asiatique a posé devant elle le livre qu’elle lisait. Une raie de lumière éclaire le livre et un morceau de tapis roulant. La femme est parfaitement immobile. La scène est très belle. Je pose mes boîtes d’aliments difficilement assimilables sur le tapis. La caissière ne bouge toujours pas. Elle prend soin de terminer le paragraphe avant de se remettre au travail. Voilà enfin un être humain, me dis-je.

Jusqu’au bout

Même quand tout espoir sera perdu et que les miettes de phrases s’effaceront dans l’air, nous pourrons toujours vivre comme il nous plaira. Voyager en train, c’est déjà presque naviguer. J’aurai des visions que l’écriture saura parfois capter. Écrire et voyager, c’est rester vivant. Mes visions seront généreuses. Je leur ferai confiance. Les vagues ont des promesses à tenir face au ciel, disait Grand-Père. Sans précipitation et lucides à l’extrême, disponibles aux résurrections à venir on laissera la curiosité nous aspirer vers le Sud. On s’installera au soleil. Des visions fugitives s’empareront de notre imaginaire. D’étranges et fascinants glissements de terrain traverseront nos têtes. On changera d’angle régulièrement. Jusqu’au bout nous jouirons de la créativité du monde.

Samarkand

À l’affût du moindre souffle, Sarah guettait l’improbable résurrection d’une ferveur chez Léo. Ensemble ils avaient parcouru la première moitié du chemin. La journée est bien entamée, disait-il, on a fait la partie ensoleillée du trajet. Maintenant on dirait que ça s’assombrit à l’horizon. Doit être facile 16 ou 17 heures dans notre vie. Sarah, elle, espérait encore un peu. Elle lui parlait d’autres rêveries, lui promettait un bonheur neuf. T’en fais pas, j’ai des rêves pour deux, disait-elle. Notre temps reviendra. On retrouvera la foi et les miracles. Ils sont jamais bien loin. C’est par hasard qu’on les découvre, en jouant avec la vie. Elle choisissait ses mots avec soin, forçait sur l’enthousiasme. On est encore des enfants, Léo, c’est pour ça qu’on s’en sortira ! Tu verras, on a encore de beaux jours devant nous ! Elle aimait quand un sourire finalement illuminait son visage. Lui se reprochait de ne pas être assez attentif à la vie présente avec elle. Par habitude et par facilité il trouvait refuge dans son imaginaire. Il imaginait des villes au nom imprononçable, des azurs orientalisés, des trips capables de les inventer morts et ressuscités (toujours ce fantasme de la renaissance), voltigeant main dans la main au-dessus des toits de Samarkand, vers les hautes montagnes. Ils planaient sans effort et la rapidité de leur vol les emportait au-delà des territoires de survie.