Le gratuit et le frugal perdus dans le passé

Les perspectives qui nous réunissaient lorsque nos pièces étaient vides. De retour d’Afrique, on avait repeint les murs en blanc. On n’avait pas encore de meubles. La chaîne Hi-Fi était posée par terre. La nuit, on apprenait à aimer de nouvelles musiques, de celles qui font traverser le temps. Il y avait une liberté. Comme tu me l’as dit l’autre jour, toutes les petites misères qu’on a connues par la suite n’effaceront pas le souvenir premier. À l’époque on se réinventait sans cesse. On s’amusait à changer de prénom pour le plaisir de se réinitialiser. Le passé était friable. On faisait la nuit sur tout ce qui nous avait encombrés. De l’enfance on ne gardait que le rêve qu’on en avait. Les jours de relâche, on s’armait d’un livre et on partait pour de longues traversées de la capitale. Dans les boulevards et les avenues, il y avait la volupté de se fondre dans la masse. Pris dans le tourbillon, on se laissait brasser par la marée humaine. Je ne voulais pas lâcher ta main et toi tu riais et le bruit de la foule couvrait le son de ta voix. Mais c’étaient les rues retirées du 19ème ou du 20ème qui avaient notre préférence : la rue de la Mare aux contours fuyants, la Villa Riberolle et son atelier d’artistes aux couleurs éclatantes. Il y avait aussi l’ange crasseux du passage Gambetta qui lisait nuit et jour, et les désirs de Miss.Tic qu’on traquait près du Père-Lachaise. Tu me parlais de la grâce des rues modestes et de certaines personnes qui y habitent. Tu disais : il suffit de s’arrêter trente secondes dans une rue qu’on croit connaître par cœur pour découvrir quelque chose de neuf. Durant ces balades, tu sortais ton appareil à l’improviste. Tu aimais photographier ce que personne ne photographiait. Pendant ce temps-là, je m’amusais à noter les paroles que j’entendais dans la rue : J’ai 88 de créatine. Vu ta masse musculaire, c’est énorme. Je sais pas combien c’est du mètre carré ici (entendu souvent). Ça, je dois avouer, je l’ai pris en pleine gueule. C’est sûr, ça laisse des souffrances. Jusque là je m’étais pas intéressé à ma carrière mais je vais pas vivoter comme ça jusqu’à la retraite. C’est les derniers embauchés qui vont partir. Je m’énervais contre elle, tu vois, elle pleurait, alors je me calmais. C’est vrai, elle se barre ? Putain, j’suis dégoûté, c’était la seule personne intègre du service. Je veux porter plainte, j’ai le droit de porter plainte ! La tête de ma mère qu’il m’a agressé ! Je vais la faire opérer à six mois, juste avant les premières chaleurs. Je t’ai menti, faut pas chercher à comprendre, y a rien à comprendre. C’est une des rares périodes où j’étais heureuse avec lui. Te fous pas de ma gueule. Comment tu veux vivre avec une fille pareille ? Ce qu’on perd comme temps. T’as rien à y gagner. Ce qui est bien dans cette boîte, c’est qu’y a une logique de résultat, pas une logique de pouvoir. T’as bien fait de lui répondre ça. J’ai payé le prix. Il est déjà tard. Tout s’est bien passé. C’était une belle journée, finalement.

C’étaient les conversations d’une époque prises au hasard.

De retour à l’appart, on laissait la plus grande place au silence. Pas besoin de se parler, nos rêves remplissaient les murs. Les habitudes n’étaient pas encore prises. Ensemble on creusait notre différence. Tout semblait si simple alors.

Silences de l’amitié

C’était l’époque où on tournait le monde en dérision. On n’était toujours pas bien sûrs de nous mais, depuis qu’on avait démystifié la plaisanterie, on se sentait moins ahuris qu’avant. Notre amitié semblait alors inaltérable. On avait fait le choix d’exister et on avait l’impression d’être à peu près les seuls dans ce cas-là. Suffisait qu’on se retrouve ensemble, qu’importe l’endroit, pour qu’une étonnante allégresse naisse de nos échanges. Dans la rue, on lançait à la cantonade des phrases surréalistes. Dans les soirées étudiantes, on racontait aux invités le premier bobard qui nous passait par la tête pour le plaisir de surprendre l’autre et de s’inventer d’autres vies. Nos fous rires font partie de mes souvenirs les plus précieux. On se marrait tout le temps, pour des riens. C’était bien souvent des blagues idiotes qui ne faisaient rire que nous. Je me souviens aussi des heures silencieuses et de la lenteur qu’on avait en commun. Dans ton minuscule studio de la Cité du Labyrinthe, on écoutait Ferré en buvant bière sur bière et en grillant blonde sur blonde jusqu’à la dernière cigarette. Il y avait là un trésor. Les frissons montaient comme la fumée. Pas besoin de se parler durant ces longues éclaircies, on savait qu’on poussait les mêmes murs. Alors on restait comme ça, assis côte à côte dans le calme, sans en ressentir la moindre gêne. Ces silences partagés furent d’une qualité telle qu’ils rendirent possible notre lente émancipation. Ensemble on a défini sans le savoir un certain art de vivre qui, plus tard, nous a permis de surmonter bien des déceptions. Maintenant je m’en rends compte, les vraies rencontres sont rares. Il est même possible de traverser sa vie sans rencontrer personne. Depuis le début de notre amitié, je sais que la joie partagée est un miracle.

L’hiver se terminait

L’hiver se terminait. Le soir, Léo et Sarah avaient remplacé la pluie quotidienne d’événements par de la musique. Ce soir-là, on pouvait voir leurs deux silhouettes allongées sur le canapé bleu. Lui est penché sur sa cuisse à elle. Leonard Cohen est en fond sonore : « …we are ugly but we have the music… ». L’esprit de Léo est en roue libre. Ce qu’on a changé… On est bien au chaud maintenant, on habite un radiateur, on vit à l’intérieur d’un sitcom pour public défaitiste, on est très français, non ? Toujours à la recherche du malheur… Tiens, mais c’est quoi cette odeur ? Il sent la peau légèrement parfumée de Sarah : « C’est l’odeur de tes crèmes que je renifle ? demande-t-il, c’est pas l’odeur de ta peau ça… » Elle ne répond rien. « Je suis obligé de te sentir dessous tes bras pour retrouver ton odeur de pain chaud… » Il soulève son bras gauche (elle se laisse faire), puis renifle son aisselle. « Je pue ? dit-elle – Non, non, je te sniffe, c’est tout. Je me shoote à ton odeur. Je voudrais la garder toujours avec moi, cette odeur. – Tout à l’heure t’as dit que je sentais l’oignon… – C’est quand t’as ouvert le frigo. » Il sourit. Silence. Elle scrute longuement son visage. Il n’est pas à l’aise quand elle fait ça. Suit souvent une remarque désagréable. Ça ne manque pas : « C’est marrant, t’as comme une balafre ici, à l’endroit où pousse ton champignon ! ». Ça la fait rire. « Et toi, quand est-ce que tu t’es aperçu que t’avais un fruit mûr à la place de la bouche ? » et aussitôt il l’embrasse. Ses lèvres sont faites pour ma bouche, se dit-il. « Tu peux me masser le cou, s’il te plaît ? » demande-t-elle. D’abord il refuse car il a les mains froides. Elle fait sa moue enfantine, alors il se ravise. Pas contrariant comme garçon. Elle se love contre lui. Il se frotte les mains pour les réchauffer un peu, et la souplesse de ses poignets fait des merveilles.

Sarah s’est assoupie. Le chocolat au lait lui a coupé toute connexion astrale, se dit Léo avec amusement. Il respire l’odeur de sa nuque. Oui, décidément, il l’aime cette odeur. Ce n’est pas rien. Beaucoup de choses ont changé mais ça, ça reste. Il la palpe délicatement pour tenter de localiser son âme. Je me sens paumée, elle m’a dit. Ça veut dire quoi ?… Pour ça qu’elle prend ses distances, avec moi et les autres ? L’incompréhension et la solitude ne sont jamais loin. Il regarde son visage endormi. La ressemblance avec la Françoise Hardi de 65 est frappante. Léo aime s’imaginer tenir entre ses bras un des fantasmes féminins de Dylan. Depuis leur retour d’Afrique, il a du mal à trouver le sommeil, obsédé qu’il est par la peur du vide. Sarah, elle, est redevenue la Sarah du début. Celle des premiers tâtonnements et des premières caresses. Les heures ennuyeuses et les coups de sang qu’elle provoquait chez lui, lorsqu’ils voyageaient en Afrique, ne comptent plus. Elle est de nouveau belle et lumineuse, comme le jour de leur rencontre. Léo aurait tant aimé ne jamais lui faire de mal. Sarah pousse un léger soupir en se retournant. Il lui caresse doucement la joue et il met sur elle la couverture en cachemire. Puis il éteint la lumière et s’en va lire dans la chambre.