Tes chers éducateurs, Léo

École, collège et lycée, tout ça s’est fait sans passion aucune. Tu as vite compris que ce ne serait pas là que tu apprendrais l’essentiel. Tout semblait figé pour les siècles des siècles. Zéro et triple zéro. Chaque jour lever 6 heures, le bus qu’il ne faut surtout pas rater, le mur d’enceinte imposant qui te fout la frousse, les cours dans l’austère bâtiment en granit sombre sous le regard du crucifié, les odeurs de vestiaires et de réfectoire, les cris qui résonnent dans la cour mal goudronnée et les couloirs où l’on se perd, les devoirs du soir qui ne laissent plus de place à la rêverie, et puis dodo. Tellement rien par rapport au monde intérieur d’un enfant et d’un adolescent, te dis-tu. Ce sont des pans entiers de ton enfance rêveuse et solitaire qu’on t’arrachait.

Resituons les choses : dans les années quatre-vingt, l’Education Nationale n’avait pas encore un objectif de rentabilité immédiate. Elle avait pour ses élèves la mission d’en faire de bons citoyens, et non uniquement des travailleurs efficaces et adaptables au marché. L’entreprise n’était pas érigée comme aujourd’hui en modèle social ultime. Mais, à cette époque pas si lointaine, la grande machine de la culpabilisation tournait encore à plein régime. Pour se faire respecter les professeurs aimaient à détruire l’esprit critique de leurs élèves, et ils étouffaient méthodiquement la flamme de leur créativité. Pendant leurs années d’apprentissage les élèves perdaient rapidement leur enthousiasme et leur confiance en eux.

Tes chers éducateurs, Léo, visaient à faire de toi un sac de savoir, rien de plus. Alors le courage pour toi consistait à recueillir des miettes de vies inventées durant les heures poussiéreuses d’études scolaires et à les assembler la nuit selon ton imagination. Mais tu sentais bien que le gavage quotidien détruisait au fur et à mesure tes travaux nocturnes. Tu aurais aimé avoir des souvenirs de révolte, mais non, tu ne fus même pas un garçon indiscipliné. Comme la plupart d’entre nous, tu as été élevé dans le respect absolu de l’autorité. On écrit aussi pour se venger de tout ça.

Genèses dans les zones de flottement

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Les portes de Paris agissent sur Léo comme des pôles magnétiques. Dans ces interzones, le trop-plein de la ville est tenu à distance. Seuls quelques bâtiments définitivement provisoires se dressent ça et là. Le vide ouvre des possibilités de dérives et de rêveries nouvelles. Léo a toujours aimé les terrains vagues, les friches, morceaux de taules et de ferraille rouillée, toutes ces choses qui s’effondrent et ne font déjà plus partie du spectacle. Il a toujours eu envie de se sentir à la lisière des choses, comme sur la grève d’Yffiniac où il courait enfant à la lisière de la terre et de la mer, enveloppé de cette brume marine tendre et fraîche qui efface tout repère. J’ai grandi en décalé. C’est dans l’entre-deux que je respire. D’ailleurs ce sont toujours les marginaux qui renouvellent notre façon de vivre. C’est dans la marge que se trouvent les braises, dans la marge aussi qu’on trouve la source du temps, se dit-il avec un brin d’emphase.

Photo : Girfs, Paris