Silences de l’amitié

C’était l’époque où on tournait le monde en dérision. On n’était toujours pas bien sûrs de nous mais, depuis qu’on avait démystifié la plaisanterie, on se sentait moins ahuris qu’avant. Notre amitié semblait alors inaltérable. On avait fait le choix d’exister et on avait l’impression d’être à peu près les seuls dans ce cas-là. Suffisait qu’on se retrouve ensemble, qu’importe l’endroit, pour qu’une étonnante allégresse naisse de nos échanges. Dans la rue, on lançait à la cantonade des phrases surréalistes. Dans les soirées étudiantes, on racontait aux invités le premier bobard qui nous passait par la tête pour le plaisir de surprendre l’autre et de s’inventer d’autres vies. Nos fous rires font partie de mes souvenirs les plus précieux. On se marrait tout le temps, pour des riens. C’était bien souvent des blagues idiotes qui ne faisaient rire que nous. Je me souviens aussi des heures silencieuses et de la lenteur qu’on avait en commun. Dans ton minuscule studio de la Cité du Labyrinthe, on écoutait Ferré en buvant bière sur bière et en grillant blonde sur blonde jusqu’à la dernière cigarette. Il y avait là un trésor. Les frissons montaient comme la fumée. Pas besoin de se parler durant ces longues éclaircies, on savait qu’on poussait les mêmes murs. Alors on restait comme ça, assis côte à côte dans le calme, sans en ressentir la moindre gêne. Ces silences partagés furent d’une qualité telle qu’ils rendirent possible notre lente émancipation. Ensemble on a défini sans le savoir un certain art de vivre qui, plus tard, nous a permis de surmonter bien des déceptions. Maintenant je m’en rends compte, les vraies rencontres sont rares. Il est même possible de traverser sa vie sans rencontrer personne. Depuis le début de notre amitié, je sais que la joie partagée est un miracle.