Le lieu qui m’a vu naître

Les élus locaux avaient repoussé la mer d’un kilomètre pour installer un majestueux dépôt d’ordures. La grève mutilée dégageait des odeurs de femmes. Au loin l’armée des bouchots se dressait telle une légion romaine. Il fermait les yeux et écoutait durant de longues minutes la rumeur continue du monstre aveugle. Chaque jour Léo vivait avec la mer. Il lui semblait qu’elle lui avait tout appris et qu’elle le préservait de la médiocrité du réel. Pour le gamin qu’il était, ce fond de baie était aussi vaste que le monde. Maintenant encore, il aime se rappeler qu’il a grandi là, tout près des falaises sauvages de granit, chez les cannibales. Mon caractère rugueux vient du lieu qui m’a vu naître, se répète-t-il, mon goût de l’infini aussi. Il connaît la rudesse du vent qui se charge de pluie, les éclaircies soudaines et la lumière bleue qui glisse sur les rochers. De la fenêtre de sa chambre, l’enfant peut embrasser des centaines d’hectares de landes hagardes. Comme tout petit provincial, il rêve d’évasion. Léo n’aime pas être dérangé. Il n’aime pas qu’on pénètre dans sa chambre alors qu’il laisse ses pensées vagabonder sur la lande. Ça peut durer des heures. Faudrait qu’il sorte, qu’il prenne un peu l’air. Il les entend parler à travers la porte et il se tait. Léo est un nostalgique précoce, un enfant ombrageux qui sort peu, et lorsqu’il sort, il reste jouer la plupart du temps dans les strictes limites du jardin familial. Il joue dans un dehors clôturé. Dans sa chambre d’enfant lambrissée, il passe les plus riches heures de son enfance et de son adolescence. Maintenant il s’en rend compte, les angles vivants de cette chambre l’ont tenu à l’écart du monde, comme s’ils lui dictaient comment il fallait vivre. Pendant de longues années, il s’est complu dans cet univers chtonien qui le fascinait et imprégnait puissamment ses rêves. Ce monde fantastique de citées englouties et de contrées hostiles, où l’être humain est ramené à sa nature accessoire et éphémère, lui évitait de se confronter au quotidien et éteignait pour un temps l’angoisse permanente qui cache le vrai visage du monstre.

Léo – À la pointe extrême de mon adolescence, je prise les visions abandonnées sur la grève. Paysage de toute éternité. Ce que voyaient les premiers hommes, ce qui a toujours été là, je le vois à mon tour. Je voudrais me replacer devant la Bête, celle qui, je crois, se trouve aux origines de ma vie. Je dois parcourir le territoire de l’enfance pour la retrouver. Je cherche le long de la grève les pièces perdues du puzzle primitif. Maintenant je m’en rends compte : j’ai eu beaucoup de chance de grandir en Bretagne (je n’en retire aucune fierté, c’est juste de la chance). Cette région est l’arrière-pays tenace de mon existence. Un goéland argenté (goueland comme on dit par ici) plane au-dessus de moi. L’oiseau devait être un habitué de la décharge municipale. Elle a depuis peu été enfouie sous des tonnes de gravier. C’est drôle ce désir fou de s’envoler qui s’estompe inéluctablement avec l’âge. Très difficile ensuite de réactiver les anciennes connexions neuronales. Je m’éloigne des algues toxiques et m’accroupis sur le sable, rien que pour le plaisir de le toucher. Le petit Léo est de retour au nid maritime. Insoupçonnable en ce lieu où ciel, terre et mer s’interpénètrent. Le goéland crie au loin. Une partie de mon enfance est dans le cri de ce goéland, me dis-je, et aussi dans l’odeur et la consistance de ces algues gluantes. L’enfant que j’étais adorait dessiner. Sur la plage il passait son temps à gratter le sable mouillé. En touchant du doigt la plage armoricaine, je reprends contact avec le monde féérique des premières années. Je mets ma raison en sommeil et la fantasy enfantine réapparaît. Je dessine tant bien que mal sur le sable humide les traits du monstre de mon enfance. Je tente de faire réapparaître la figure très ancienne qui m’avertissait du danger. Mes yeux se plissent. Je réduis les grains en trop de la gueule, j’augmente la largeur des épaules. Finalement le résultat assez satisfaisant : la chose a un corps de lion couvert d’algues japonaises et une énorme tête de crapaud, une tête molle bien-sûr, et pleine de poussière. Pas de souffle, et des yeux gigantesques. Sa tête et son sexe sont démesurés comme ceux d’un nourrisson. Je peux l’observer à loisir. Quand j’étais gosse je n’en menais pas large face à lui. Pourtant je savais qu’il était là pour me protéger. Maintenant je regarde le visage du monstre aplati sous le soleil ; il paraît presqu’inoffensif. Presque parce que quelque chose en lui reste indétectable. Il a gardé la face étrange de mon enfance. Cette chose que je vois et qui me regarde porte la marque de sa différence sur le front. Sa gueule est ouverte mais on n’entend pas son cri. Je voudrais serrer sa longue patte jaune mais je m’en sens incapable. On ne se défait pas de ses traumatismes si facilement.

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Ce sang qui ne coule plus

Avec le temps ça s’est assombri ; les jours austères ont débuté. Tout est devenu plus terne, plus fade, à force de se répéter. Une lame de rasoir sur le lavabo. La replacer sur la tablette. Regarder à la fenêtre les feuilles du platane trembler, les derniers rayons dans l’impasse, l’horizon des toits au crépuscule. J’ai les mains froides. Mon corps ne fait plus qu’imiter la vie. Toujours les mêmes gestes, les mêmes grimaces. Je me suis laissé gagner par l’engourdissement de la vie de province, cette existence rétrécie où l’on s’ennuie à crever depuis des siècles et des siècles. Le monde m’est devenu froid, sec, raisonnable. Des souffles ténus venant de je ne sais où. Depuis toute petite j’ai ce genre d’hallucinations auditives lorsque le silence est total, parfois ce sont de brèves visions. Sans doute suffirait-il de presque rien pour revenir à la vie, mais le vide s’étend dans nos corps comme des métastases. Il suffit de te regarder, Léo : la dureté s’est installée sur ton visage. Je crois que tu deviens tout ce que je déteste : cynique, égoïste, froid, satisfait. Je te reconnais à peine. Tu ne me parles plus que de choses anodines. Plus rien de fort ne semble pouvoir t’atteindre. Tu me deviens irrémédiablement étranger. Peut-être te dis-tu la même chose quand tu me vois rentrer du boulot, exténuée. Sur les étagères du couloir, nos anciens livres de chevet. On n’écorne plus les pages des livres aimés pour relire les passages qui, croyait-on, allaient nous changer. Ces voix qui nous étaient si proches se sont tues. On sait tout ce qu’on est en train de perdre mais on ne sait pas comment sortir de la trajectoire que prend notre vie. À l’abri des courants d’air, nos corps craintifs n’osent plus sortir du monde connu. Nos désirs sont devenus prévisibles. Le calcul a éteint la fièvre. C’est à peine si on ose encore rêver d’une autre vie. Salon plongé dans le noir. Léo a fermé les volets en prévision de l’orage qu’ils annoncent pour la nuit. Quand j’entre, le fantôme d’une enfant traverse la pièce à vive allure. C’est mon ange, elle ne m’effraie plus. Aucun obstacle ne l’arrête et déjà elle disparaît dans le mur du fond. J’aime me laisser surprendre par ces apparitions fugitives. Elles me sortent de la solitude. Sans allumer la lumière, je m’assois sur le canapé. Mes yeux s’habituent à l’obscurité. Je devine les moulures du plafond, sur le mur d’en face le dernier tableau rageur que tu as peint, il y a au moins trois ans. Quand est-ce qu’on se réveillera, Léo ? Invente-moi des sourires troublants, des regards bouleversants, des mains qui réchauffent, des soupirs qui en disent longs, un dernier au revoir. Nos soirées, on les passe désormais à regarder les DVD empruntés à la médiathèque. Il nous arrive de tomber sur un bon film, parfois même un chef-d’œuvre, comme ils disent. On assiste alors passivement au spectacle de la vie, incapables que l’on est désormais d’y prendre part. C’est étrange de voir des êtres humains évoluer devant la caméra, étrange comme l’existence semble alors consistante. Elle a plus d’impact sur nous que la réalité de tous les jours. On ressent la froide distance qui nous sépare de la vraie vie. Les films de Pialat, Varda ou Kazan nous donnent une esquisse de ce qu’on a pu vivre un jour. Alors que l’expérience directe de la vie ne semble plus possible pour nous, il nous faut en passer par le cinéma pour retrouver la singularité du réel. Que se passerait-il si je filmais les objets qui m’entourent ? Hier je me suis acheté une caméra numérique pour filmer mon quotidien. Le réel, j’espère l’entrevoir à nouveau. Je filme les choses telles qu’elles se présentent à moi. Ce sont des séquences de quelques secondes : une tasse de café fumante, une paire de babouches usagée, ma main droite posée sur le clavier de l’ordinateur, puis sur ma cuisse. L’index passe lentement sur l’étagère du haut, je filme la poussière au bout de mon doigt. Puis je repasse ces différentes séquences en boucle. À mesure que je les visionne, je suis de plus en plus fasciné. Les objets les plus banals possèdent une étrangeté sidérante. Il paraît évident que leur présence est totalement séparée de la mienne. Même les parties filmées de mon corps semblent se foutre royalement de ma présence au monde. Le réel reste pour moi une parfaite énigme. Je sais que je ne peux y échapper, pourtant je m’en sens définitivement exclu. Retrouver les yeux de l’enfance, le frisson de l’été. S’allonger dans l’herbe et rêver. Rêver aux routes, aux forêts, aux fulgurances qui naissent au grand air, aux réserves de silence, aux horizons toujours mouvants jusqu’à la tombée du jour, aux nuits d’univers qui nous tenaient éveillées jusqu’à l’aube, à l’éclair vif argent quand le soleil se lève, à l’air frais du matin. Ressentir à nouveau la belle usure du voyage, la belle usure du temps sur la route.

On prendra bien le temps de vivre, dans cinq ans, dans dix ans. On dit : « aux prochaines vacances on fera ci, l’année prochaine on partira là » comme si on avait tout le temps du monde devant soi. À quel jeu on joue, Léo ? On ne ressent plus rien d’extraordinaire l’un pour l’autre. Disons qu’on se maintient en vie. On se ménage pour durer. À force d’être dans le confort, à force de ne rien ressentir, on est en train de mourir. Nos rêves ? Nos anciens délires ? On les a empaillés. Comme chaque soir, tu vérifieras que la porte d’entrée est fermée à clef puis tu entreras dans la chambre. Le miroir reflète le visage d’une femme d’une cinquantaine d’années défigurée par l’angoisse. Le regard de la femme me fixe terriblement. La solitude. La vieillesse. Je touche mon nez, mon menton, mes lèvres. Je pince ma joue. L’angoisse dans la glace apparaît plus réelle que sur mon visage. Tu feras le tour du lit en évitant les trous béants dans le plancher. La gueule de la mort toute prête à nous engloutir. La fuite qui pulse dans les veines. Tu viendras t’asseoir au bord du lit, ce lit qui n’a pas changé de place depuis quinze ans au moins. Les murs crient dans le noir. Machinalement tu te déshabilleras. Tu jetteras un rapide coup d’œil dans ma direction. La tendresse absente. Les délicatesses oubliées. Ce sang qui ne coule plus. Pour effacer la journée, on baisera, sans desserrer les dents. Deux corps à la peau cuirassée, aux muscles tendus, sans visage et sans tête. Puis l’esprit nous reviendra. Tu consulteras une dernière fois le flux d’infos sur ton téléphone. Je prendrai un cachet pour dormir. La lampe de chevet projette des tâches de lumière sur les draps défaits. Continuer. Avancer à découvert. Aller vers d’autres marges et s’y perdre. Ou bien revenir aux sources. Marcher au bord des falaises de l’enfance. Tituber dans le vent. On disposera librement de notre temps. On restera attentifs à ce qui fait frissonner nos peaux. Notre enfance se poursuivra sous d’autres formes. Ce sera beau.

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L’adversaire

Léo avait un goût si prononcé pour la contradiction que ce goût s’adressait en premier lieu à lui-même.

 Léo – Hoel, c’est le mauvais ange redoutable que je me suis inventé pour me sentir moins seul, moins misérable. Il vagabonde à ma place, sans artifice. Je l’appelle Hoel Kerguelen pour la sonorité, et parce que ça fait du bien de se rebaptiser. Avec un nom comme ça, on imagine un capitaine sans vaisseau rescapé des mers australes. Hoel, c’est moi en plus vaste, plus lucide. On s’entredéchire sans cesse sans que personne ne s’en aperçoive.

Ça remuait à l’intérieur. Les élucubrations sautillantes de son double redonnaient un corps et une voix à Léo, et la voix qui résonnait en lui se faisait agressive. L’enfant sauvage s’émancipait. Il menaçait désormais Léo. L’indien dans sa réserve avait déterré la hache de guerre. Ça s’entendait à son rire.

Hoel – Il est temps de prendre le pouvoir et d’élever le ton. L’autre timoré m’encombre l’œsophage. Je dois vaincre ce double plein d’obéissance. Lui faire la peau et le déglutir une bonne fois pour toute. Un peu de fièvre dans une tête devenue si tiède, ça fera de mal à personne. Je m’appelle Hoel Kerguelen. Je suis le double de Léo. Sa part d’irréductible, celle qui sans cesse lui échappe et qu’il n’acceptera jamais. Parfois même je me dis qu’il n’est que l’ombre de moi-même, que mon existence a plus de consistance que la sienne. Disons que je suis à la fois moi-même et parfois lui dans mes instants de faiblesse. Comme lui, je suis né au mois mars, un vendredi. Le vendredi de la Croix, dans le far ouest français, à la pointe extrême de la terre comme disait Proust. Je m’appelle Hoel Kerguelen et je suis sans cesse ailleurs. Léo lui me dénigre. Il me considère comme un Don Quichotte de bureau. C’est normal, il a peur de l’Apache qui est en lui. Léo est un homme respectable ; je suis son remord. De l’intelligence certes il en a, mais pas de caractère. Il a préféré oublier la grande sauvagerie qui l’habite. Alors je me chargerai de vous raconter les épreuves et les illuminations de celui qu’il fut. Ce ne sera pas un témoignage (le réel m’intéresse peu), il s’agira bien d’un roman. Je suis comme un chien fouillant la poubelle des autres. Avec les morceaux de vie qu’elles contiennent, je construirai mes phrases comme je peux. Dans les bons jours, certaines d’entre elles me trouveront au coin du bois. Il suffira alors de les coucher tel quel sur le papier.

L’identité sociale de Léo est parfaitement définie. C’est ça qui le rassure. Huit heures par jour, il travaille en tant que chef de projet informatique, noble et exaltant métier s’il en est. De retour des pays chauds, Léo s’est fait zombifier en douceur. C’est l’histoire d’un autre qui défile maintenant sous mes yeux. Je regarde sans émotion l’homme en miettes qu’il est devenu, comme si un être factice dépourvu de toute qualité avait repris le pouvoir dans sa tête. Léo s’adapte comme il peut aux circonstances. Il répète à qui veut l’entendre qu’à aucun moment, même durant les heures les plus sombres du voyage, il n’a regretté d’avoir tout plaqué, que là-bas il a appris des choses qui ne s’effaceront pas de si tôt. Mais tout ça c’est du flan. Je le connais bien mon Léo. La vérité, c’est que durant ce voyage il a perdu pas mal de plumes. Il garde l’amertume d’un rendez-vous manqué et se sent tout aussi ignorant qu’avant. Aurais-je fait une grosse bourde à un moment donné ? se demande-t-il. Et si ça avait été à refaire ?… Hé ! Suis-je encore passionné ? Amoureux ? Vivant ? Ah… l’effort que ça demande d’être vivant, l’effort qu’il faut pour s’arracher à la glue des habitudes. Existe-t-il encore quelque chose de beau, de grand, de fort qui me pousse à continuer ? Comment faire jaillir l’insolite au bout de l’habitude ?

Le gratuit et le frugal perdus dans le passé

Les perspectives qui nous réunissaient lorsque nos pièces étaient vides. De retour d’Afrique, on avait repeint les murs en blanc. On n’avait pas encore de meubles. La chaîne Hi-Fi était posée par terre. La nuit, on apprenait à aimer de nouvelles musiques, de celles qui font traverser le temps. Il y avait une liberté. Comme tu me l’as dit l’autre jour, toutes les petites misères qu’on a connues par la suite n’effaceront pas le souvenir premier. À l’époque on se réinventait sans cesse. On s’amusait à changer de prénom pour le plaisir de se réinitialiser. Le passé était friable. On faisait la nuit sur tout ce qui nous avait encombrés. De l’enfance on ne gardait que le rêve qu’on en avait. Les jours de relâche, on s’armait d’un livre et on partait pour de longues traversées de la capitale. Dans les boulevards et les avenues, il y avait la volupté de se fondre dans la masse. Pris dans le tourbillon, on se laissait brasser par la marée humaine. Je ne voulais pas lâcher ta main et toi tu riais et le bruit de la foule couvrait le son de ta voix. Mais c’étaient les rues retirées du 19ème ou du 20ème qui avaient notre préférence : la rue de la Mare aux contours fuyants, la Villa Riberolle et son atelier d’artistes aux couleurs éclatantes. Il y avait aussi l’ange crasseux du passage Gambetta qui lisait nuit et jour, et les désirs de Miss.Tic qu’on traquait près du Père-Lachaise. Tu me parlais de la grâce des rues modestes et de certaines personnes qui y habitent. Tu disais : il suffit de s’arrêter trente secondes dans une rue qu’on croit connaître par cœur pour découvrir quelque chose de neuf. Durant ces balades, tu sortais ton appareil à l’improviste. Tu aimais photographier ce que personne ne photographiait. Pendant ce temps-là, je m’amusais à noter les paroles que j’entendais dans la rue : J’ai 88 de créatine. Vu ta masse musculaire, c’est énorme. Je sais pas combien c’est du mètre carré ici (entendu souvent). Ça, je dois avouer, je l’ai pris en pleine gueule. C’est sûr, ça laisse des souffrances. Jusque là je m’étais pas intéressé à ma carrière mais je vais pas vivoter comme ça jusqu’à la retraite. C’est les derniers embauchés qui vont partir. Je m’énervais contre elle, tu vois, elle pleurait, alors je me calmais. C’est vrai, elle se barre ? Putain, j’suis dégoûté, c’était la seule personne intègre du service. Je veux porter plainte, j’ai le droit de porter plainte ! La tête de ma mère qu’il m’a agressé ! Je vais la faire opérer à six mois, juste avant les premières chaleurs. Je t’ai menti, faut pas chercher à comprendre, y a rien à comprendre. C’est une des rares périodes où j’étais heureuse avec lui. Te fous pas de ma gueule. Comment tu veux vivre avec une fille pareille ? Ce qu’on perd comme temps. T’as rien à y gagner. Ce qui est bien dans cette boîte, c’est qu’y a une logique de résultat, pas une logique de pouvoir. T’as bien fait de lui répondre ça. J’ai payé le prix. Il est déjà tard. Tout s’est bien passé. C’était une belle journée, finalement.

C’étaient les conversations d’une époque prises au hasard.

De retour à l’appart, on laissait la plus grande place au silence. Pas besoin de se parler, nos rêves remplissaient les murs. Les habitudes n’étaient pas encore prises. Ensemble on creusait notre différence. Tout semblait si simple alors.

Tes chers éducateurs, Léo

École, collège et lycée, tout ça s’est fait sans passion aucune. Tu as vite compris que ce ne serait pas là que tu apprendrais l’essentiel. Tout semblait figé pour les siècles des siècles. Zéro et triple zéro. Chaque jour lever 6 heures, le bus qu’il ne faut surtout pas rater, le mur d’enceinte imposant qui te fout la frousse, les cours dans l’austère bâtiment en granit sombre sous le regard du crucifié, les odeurs de vestiaires et de réfectoire, les cris qui résonnent dans la cour mal goudronnée et les couloirs où l’on se perd, les devoirs du soir qui ne laissent plus de place à la rêverie, et puis dodo. Tellement rien par rapport au monde intérieur d’un enfant et d’un adolescent, te dis-tu. Ce sont des pans entiers de ton enfance rêveuse et solitaire qu’on t’arrachait.

Resituons les choses : dans les années quatre-vingt, l’Education Nationale n’avait pas encore un objectif de rentabilité immédiate. Elle avait pour ses élèves la mission d’en faire de bons citoyens, et non uniquement des travailleurs efficaces et adaptables au marché. L’entreprise n’était pas érigée comme aujourd’hui en modèle social ultime. Mais, à cette époque pas si lointaine, la grande machine de la culpabilisation tournait encore à plein régime. Pour se faire respecter les professeurs aimaient à détruire l’esprit critique de leurs élèves, et ils étouffaient méthodiquement la flamme de leur créativité. Pendant leurs années d’apprentissage les élèves perdaient rapidement leur enthousiasme et leur confiance en eux.

Tes chers éducateurs, Léo, visaient à faire de toi un sac de savoir, rien de plus. Alors le courage pour toi consistait à recueillir des miettes de vies inventées durant les heures poussiéreuses d’études scolaires et à les assembler la nuit selon ton imagination. Mais tu sentais bien que le gavage quotidien détruisait au fur et à mesure tes travaux nocturnes. Tu aurais aimé avoir des souvenirs de révolte, mais non, tu ne fus même pas un garçon indiscipliné. Comme la plupart d’entre nous, tu as été élevé dans le respect absolu de l’autorité. On écrit aussi pour se venger de tout ça.