atelier d’été, 7 | distensions du temps

Voilà, la gourde est vide. C’est la fin des haricots. Tu sens tes jambes trembler. Tu es incapable de te lever. Tu n’as pas mal mais tu es incapable de te lever. Comme si quelque chose t’appuyait sur les épaules. Le corps a renoncé et l’esprit est tellement épuisé qu’il n’a plus la force d’avoir peur. Tu es en train de mourir. De ça au moins tu es sûr. Tu t’enfonces dans les ténèbres sans protester, comme si ta propre fin t’indifférait. Pour tenter d’oublier le poids étrange qui pèse sur tes épaules, tu penses à L. Vous avez laissé derrière vous un bon paquet d’illusions et de combats perdus, mais tout ça ne te désespère plus. La blague touche à sa fin. Le rideau va se baisser. Tout doucement, en silence. Pas si dur qu’on le pense. Je me laisse lentement, lentement régresser jusqu’au fœtal. Je suis Lazare, ni mort ni vivant. D’ici peu, je vais me changer en chose. Les insectes se posent sur moi comme si j’étais déjà cadavre. L’asticot me guette. Mais hors de moi l’effroi. C’est tranquillement que je m’en vais aux mouches. On dit que le sage doit être toujours prêt à se faire la malle. La route a été longue jusqu’ici, c’est pas le moment de faire preuve de faiblesse, ne pas se faire rapatrier juste avant le grand saut final. S’agit de ne pas rater la dernière étape d’une vie malheureuse. Je songe à mon cadavre sans-fleur-ni-couronne, pour solde de tout compte. J’aurais aimé devenir une sculpture, une statue. Mais non, faut pas rêver. Tu ne contrôles plus grand-chose. Tes paupières s’abaissent. Ton diaphragme se soulève amplement. Ton souffle, tu le tiens à bout de bras. Ça devient interminable cette histoire. Tout de même curieux cette fin qui n’en finit pas de finir. Combien de vies j’ai déjà cramées ? Je vais finir par me croire immortel. Peut-être que c’est à force de côtoyer les morts depuis si longtemps. N’empêche, je pensais pas que c’était si épuisant de passer de l’autre côté. Le pire n’est pas de claquer, mais d’agoniser éternellement. Les choses ne peuvent-elles s’arrêter simplement ? On t’avait dit que la proximité de la mort portait la vie à son point d’incandescence. Tu parles ! Tu te sens à présent faible, si faible, et ta lente agonie reste d’une banalité effarante. Au bout d’un long moment, la personne qui était assise dans le noir s’est levée, et je me  suis rendu compte que sa frêle silhouette était là depuis toujours, tapie dans un coin de la grotte, à m’observer en silenceElle m’a tenu compagnie toutes ces années sans jamais me faire face et, depuis que j’ai débarqué sous le grand soleil d’Afrique, elle m’a attendu patiemment dans le recoin le plus sombre de cette grotte. Je la vois qui s’approche lentement. Je suis obnubilé par le mouvement saccadé de ses hanches saillantes. Elle est maintenant à peine à un mètre de moi. Peut-être suis-je déjà mort car je me tiens debout devant elle et je peux observer à loisir son visage de petite pomme fripée. La mort, ce n’est quand même pas cette petite vieille ridicule ?  La voilà qui me sourit et qui me montre ses grandes dents. Elle s’approche encore. Elle est si près de moi que je sens son souffle fétide sur mon visage. Puis, lentement, interminablement, elle penche sa tête osseuse en arrière et ouvre grand sa bouche desséchée. On dirait qu’elle se force à rire, l’impudique, mais aucun son ne sort de la large crevasse qui lui barre le bas du visage. Alors je repense à cette phrase : « Comme ta bouche est immense quand tu souris ». Je m’adresse à elle et je la tutoie pour éloigner la peur. C’est donc toi qui es venue me fermer les paupières. Moi qui t’avais imaginée droite comme un « i », pas baisante pour un sou, tu fais l’enjôleuse. Toute ma vie tu m’as intrigué et même fasciné, les autres osaient à peine t’évoquer, alors que tu n’es qu’une vieille bonne femme répugnante à regarder avec des airs de courtisane sur le retour. T’es venu m’assassiner en douceur, c’est ça ?  M’étrangler délicatement, et avec le sourire en plus. J’ai passé mon temps à t’attendre, et aussi à t’esquiver, mais cette fois impossible de détourner le regard. L’air fraîchit et s’obscurcit. Le temps se ralentit encore un peu comme s’il s’épuisait et je continue à regarder ton sourire qui s’étire indéfiniment. Je ne peux ni m’approcher ni reculer. À toi de décider quand souffler la bougie.

Les autres contributions de l’atelier proposé par François Bon

atelier d’été, 3 | aller perdu dans la ville

C’était une balade nocturne dans Larabanga, petite ville du Ghana qui borde le parc national Mole, à la recherche de la pierre mystique dont on nous avait raconté l’histoire à notre arrivée : un homme venu d’Arabie Saoudite qui choisit Larabanga pour terminer son long voyage sur terre, il se recueille au pied de la pierre mystique et jette sa lance du haut de la colline, là où elle se plante il construira une mosquée et depuis les habitants se recueillent près de la pierre mystique, glissent des pièces sous le monolithe en formulant des vœux, s’assurant ainsi la protection d’Allah, piqué au vif je décide de partir après dîner à la recherche de cette pierre imposante en forme de table, je laisse Sarah allongée sur le lit en position du fœtus comme à son habitude, sa culotte jaune trouée, les fesses endolories par le long trajet en bâché, une dernière fois avant de fermer la porte je regarde avec tendresse la plante de ses pieds noircie par une corne épaisse, dehors j’allume une clope et j’écoute, deux oiseaux qui se répondent gaiement, le grésillement continu des néons blancs du bâtiment d’en face, le bruit mat des coups de pilon, au loin l’aboiement d’un chien, l’atmosphère est saturée d’eau, par où aller ? sur le plan ça a l’air simple : il suffit de traverser la ville en suivant la Sawla-Damongo Road sur trois cents mètres, puis de bifurquer vers le nord et de traverser le quartier au pied de la colline mais cette nuit la lune est masquée par d’épais nuages et la route principale n’est éclairée que par quelques ampoules vertes, jaunes et rouges, je distingue à peine les silhouettes des derniers promeneurs qui se déplacent en silence, un vieux reggae s’échappe d’une boutique encore ouverte, je reste quelques minutes à écouter avant de reprendre la route, je marche encore une centaine de mètres puis c’est le moment de prendre vers le nord, je m’engage avec appréhension dans le labyrinthe des rues désertes, presque toutes les cases sont closes, l’une d’elle, plus grande que les autres, est éclairée de l’intérieur, je m’approche et regarde à la fenêtre : une pièce coquettement aménagée, miroir et masques accrochés au mur, jolie table basse et étagères remplies de livres et de magazines, sûrement la maison d’un Peace Corp, j’hésite à frapper, finalement je continue mon exploration dans l’obscurité, devant j’entends un chien qui hurle à la mort, je décide de faire un détour par la droite, arrivé sur une petite place je devine deux garçons qui dorment sur une paillasse devant leur maison, près d’une marmite l’impression de voir un crucifix posé sur des fagots, de drôles d’images me viennent en tête, cadavre en décomposition de Sarah au fond d’un puits, sacrifices humains sur le monolithe… il fait encore plus lourd que tout à l’heure, le t-shirt colle à la peau, j’ai perdu tout point de repère, je tâtonne dans l’obscurité en essayant de garder mon calme et la même direction, ma main frôle les murs en terre, plus loin à la lumière d’une lampe à pétrole une famille est réunie autour d’une marmite fumante, Good evening Browny ! How a’ you ? joie des enfants qui rassure, le père m’indique la direction de la mystic stone avec un léger sourire aux lèvres, c’est là d’où je viens… il faut que je regagne la route principale, je presse le pas, des cris éclatent devant moi, j’aperçois des lueurs de torches qui s’approchent, s’éloignent et s’approchent de nouveau, je fais demi-tour mais il en vient aussi de l’autre côté, les flammes et les cris se déplacent rapidement, déjà ils m’entourent, ne sont plus qu’à quelques mètres, ils scandent toujours les mêmes mots en rythme : Domanika Ooh ! Domanika lololo ! Soudain trois adolescents surgissent au coin de la rue, ils font tournoyer des fétus de paille enflammés au-dessus de leur tête, se poursuivent, font mine de s’attaquer, et quand ils me voient figé contre le mur, ils éclatent de rire.

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sur la terrasse Lautréamont

Le promeneur ressent le besoin de perdre son temps pour se distraire des calculs qui encombrent son cerveau et pour se remettre à rêver. Longeant la terrasse Lautréamont (qui n’existe plus), il regarde les pigeons s’abreuver aux colonnes brûlantes. À cette hauteur et par ce temps on aperçoit l’église St Eustache. À la base du clocher, il imagine un ange de brique et d’acier qui se tire une balle dans le pied. Chaque jour, sur le coup de treize heures trente, se déverse du Conservatoire une troupe de jeunes musiciennes chantantes et riantes. C’est pour ça qu’il est là. En attendant de les voir apparaître, le promeneur observe dans le ciel les ballons stratosphériques percer les nuages. C’est beau ici, se dit-il, l’église St Eustache, l’Opéra Garnier, la Madeleine, l’Obélisque au loin. Le promeneur divague dans le ciel de Paris jusqu’à la sortie des jeunes musiciennes. Débarrassé pour un temps des mensonges spectaculaires, il quitte la plateforme, la tête et les yeux nettoyés.

Le soir venu, il traîne aux abords des grands boulevards. Par quel chemin surréel est-il arrivé jusqu’ici ? Impossible de le dire. Il regarde les dernières taches de soleil disparaître sur la façade du Grand Rex. Puis il se décide à entrer dans un bar qui « joue la carte du café-littéraire en toute décontraction » a-t-il lu sur l’Iphone, « La grande baie vitrée donne une impression de liberté ». Eh oui, la liberté… Un an et demi de liberté évaporée, consumée. Le promeneur est on ne peut plus lucide sur l’univers de merde qui l’attend. Se couper les ailes et puis sourire, et puis ramper, traîner dans la boue. Répondre à leurs questions comme un automate, mimer l’enthousiasme, faire preuve d’une cordialité désuète, comme si tout allait de soi. Recracher tout ce qu’on lui a inculqué dans sa petite tête de con. En attendant, seul dans son coin, il absorbe la dose d’oubli nécessaire à l’invention d’apéritifs saturniens. À travers les panneaux de verre du bar, il voit des plombiers féroces besogner de jeunes elfes. Sûr qu’il a mangé des drogues depuis le début du jour, et pas qu’un peu. Ces temps-ci il mange des drogues pour chasser l’ennui et retrouver le grand calme des mosquées almohades qu’il aimait visiter avec elle. Il ne sait pas encore que les heures vides préparent celles d’intense création. Le réservoir se remplit de lui-même. Les concentrés de codéine qu’il se concocte matin et soir lui permettent d’être perché très haut de jour comme de nuit. Chaque détail est vécu avec intensité.

L’adversaire

Léo avait un goût si prononcé pour la contradiction que ce goût s’adressait en premier lieu à lui-même.

 Léo – Hoel, c’est le mauvais ange redoutable que je me suis inventé pour me sentir moins seul, moins misérable. Il vagabonde à ma place, sans artifice. Je l’appelle Hoel Kerguelen pour la sonorité, et parce que ça fait du bien de se rebaptiser. Avec un nom comme ça, on imagine un capitaine sans vaisseau rescapé des mers australes. Hoel, c’est moi en plus vaste, plus lucide. On s’entredéchire sans cesse sans que personne ne s’en aperçoive.

Ça remuait à l’intérieur. Les élucubrations sautillantes de son double redonnaient un corps et une voix à Léo, et la voix qui résonnait en lui se faisait agressive. L’enfant sauvage s’émancipait. Il menaçait désormais Léo. L’indien dans sa réserve avait déterré la hache de guerre. Ça s’entendait à son rire.

Hoel – Il est temps de prendre le pouvoir et d’élever le ton. L’autre timoré m’encombre l’œsophage. Je dois vaincre ce double plein d’obéissance. Lui faire la peau et le déglutir une bonne fois pour toute. Un peu de fièvre dans une tête devenue si tiède, ça fera de mal à personne. Je m’appelle Hoel Kerguelen. Je suis le double de Léo. Sa part d’irréductible, celle qui sans cesse lui échappe et qu’il n’acceptera jamais. Parfois même je me dis qu’il n’est que l’ombre de moi-même, que mon existence a plus de consistance que la sienne. Disons que je suis à la fois moi-même et parfois lui dans mes instants de faiblesse. Comme lui, je suis né au mois mars, un vendredi. Le vendredi de la Croix, dans le far ouest français, à la pointe extrême de la terre comme disait Proust. Je m’appelle Hoel Kerguelen et je suis sans cesse ailleurs. Léo lui me dénigre. Il me considère comme un Don Quichotte de bureau. C’est normal, il a peur de l’Apache qui est en lui. Léo est un homme respectable ; je suis son remord. De l’intelligence certes il en a, mais pas de caractère. Il a préféré oublier la grande sauvagerie qui l’habite. Alors je me chargerai de vous raconter les épreuves et les illuminations de celui qu’il fut. Ce ne sera pas un témoignage (le réel m’intéresse peu), il s’agira bien d’un roman. Je suis comme un chien fouillant la poubelle des autres. Avec les morceaux de vie qu’elles contiennent, je construirai mes phrases comme je peux. Dans les bons jours, certaines d’entre elles me trouveront au coin du bois. Il suffira alors de les coucher tel quel sur le papier.

L’identité sociale de Léo est parfaitement définie. C’est ça qui le rassure. Huit heures par jour, il travaille en tant que chef de projet informatique, noble et exaltant métier s’il en est. De retour des pays chauds, Léo s’est fait zombifier en douceur. C’est l’histoire d’un autre qui défile maintenant sous mes yeux. Je regarde sans émotion l’homme en miettes qu’il est devenu, comme si un être factice dépourvu de toute qualité avait repris le pouvoir dans sa tête. Léo s’adapte comme il peut aux circonstances. Il répète à qui veut l’entendre qu’à aucun moment, même durant les heures les plus sombres du voyage, il n’a regretté d’avoir tout plaqué, que là-bas il a appris des choses qui ne s’effaceront pas de si tôt. Mais tout ça c’est du flan. Je le connais bien mon Léo. La vérité, c’est que durant ce voyage il a perdu pas mal de plumes. Il garde l’amertume d’un rendez-vous manqué et se sent tout aussi ignorant qu’avant. Aurais-je fait une grosse bourde à un moment donné ? se demande-t-il. Et si ça avait été à refaire ?… Hé ! Suis-je encore passionné ? Amoureux ? Vivant ? Ah… l’effort que ça demande d’être vivant, l’effort qu’il faut pour s’arracher à la glue des habitudes. Existe-t-il encore quelque chose de beau, de grand, de fort qui me pousse à continuer ? Comment faire jaillir l’insolite au bout de l’habitude ?

Le gratuit et le frugal perdus dans le passé

Les perspectives qui nous réunissaient lorsque nos pièces étaient vides. De retour d’Afrique, on avait repeint les murs en blanc. On n’avait pas encore de meubles. La chaîne Hi-Fi était posée par terre. La nuit, on apprenait à aimer de nouvelles musiques, de celles qui font traverser le temps. Il y avait une liberté. Comme tu me l’as dit l’autre jour, toutes les petites misères qu’on a connues par la suite n’effaceront pas le souvenir premier. À l’époque on se réinventait sans cesse. On s’amusait à changer de prénom pour le plaisir de se réinitialiser. Le passé était friable. On faisait la nuit sur tout ce qui nous avait encombrés. De l’enfance on ne gardait que le rêve qu’on en avait. Les jours de relâche, on s’armait d’un livre et on partait pour de longues traversées de la capitale. Dans les boulevards et les avenues, il y avait la volupté de se fondre dans la masse. Pris dans le tourbillon, on se laissait brasser par la marée humaine. Je ne voulais pas lâcher ta main et toi tu riais et le bruit de la foule couvrait le son de ta voix. Mais c’étaient les rues retirées du 19ème ou du 20ème qui avaient notre préférence : la rue de la Mare aux contours fuyants, la Villa Riberolle et son atelier d’artistes aux couleurs éclatantes. Il y avait aussi l’ange crasseux du passage Gambetta qui lisait nuit et jour, et les désirs de Miss.Tic qu’on traquait près du Père-Lachaise. Tu me parlais de la grâce des rues modestes et de certaines personnes qui y habitent. Tu disais : il suffit de s’arrêter trente secondes dans une rue qu’on croit connaître par cœur pour découvrir quelque chose de neuf. Durant ces balades, tu sortais ton appareil à l’improviste. Tu aimais photographier ce que personne ne photographiait. Pendant ce temps-là, je m’amusais à noter les paroles que j’entendais dans la rue : J’ai 88 de créatine. Vu ta masse musculaire, c’est énorme. Je sais pas combien c’est du mètre carré ici (entendu souvent). Ça, je dois avouer, je l’ai pris en pleine gueule. C’est sûr, ça laisse des souffrances. Jusque là je m’étais pas intéressé à ma carrière mais je vais pas vivoter comme ça jusqu’à la retraite. C’est les derniers embauchés qui vont partir. Je m’énervais contre elle, tu vois, elle pleurait, alors je me calmais. C’est vrai, elle se barre ? Putain, j’suis dégoûté, c’était la seule personne intègre du service. Je veux porter plainte, j’ai le droit de porter plainte ! La tête de ma mère qu’il m’a agressé ! Je vais la faire opérer à six mois, juste avant les premières chaleurs. Je t’ai menti, faut pas chercher à comprendre, y a rien à comprendre. C’est une des rares périodes où j’étais heureuse avec lui. Te fous pas de ma gueule. Comment tu veux vivre avec une fille pareille ? Ce qu’on perd comme temps. T’as rien à y gagner. Ce qui est bien dans cette boîte, c’est qu’y a une logique de résultat, pas une logique de pouvoir. T’as bien fait de lui répondre ça. J’ai payé le prix. Il est déjà tard. Tout s’est bien passé. C’était une belle journée, finalement.

C’étaient les conversations d’une époque prises au hasard.

De retour à l’appart, on laissait la plus grande place au silence. Pas besoin de se parler, nos rêves remplissaient les murs. Les habitudes n’étaient pas encore prises. Ensemble on creusait notre différence. Tout semblait si simple alors.

L’espace coule autour de nous

C’était l’époque où on élaborait notre voyage sans but en Afrique, l’époque aussi des lectures et des musiques qui nous changeaient. On découvrait un monde d’ombres légères et de lumières intenses, un monde de sensations brèves mais qui, espérions-nous, étaient pleines d’avenir. Les choses se dépouillaient de leurs fonctions habituelles. Elles se débarrassaient de leur nom pour retrouver leurs formes et leurs couleurs naturelles. Notre moelle épinière et notre cerveau comme plaques sensibles, chaque impression reçue était fondatrice. Tout ce qui nous arrivait, même le plus infime, semblait nous marquer durablement. J’écrivais : le silence fait envie, le risque fait envie avec toi. Il fait clair ce matin. La fenêtre est ouverte. Le tsi-tsi discret d’une mésange nous parvient du jardin. On est assis l’un à côté de l’autre dans la cuisine. L’espace coule autour de nous. Nos corps sont immergés dans l’air calme du matin. On scrute les formes, les surfaces, les reflets. Chaque détail nous interroge. On croit sentir la vie et la mort à la lutte à chaque instant. La perte, la joie, à chaque instant. Une brise légère apporte par bouffées l’odeur des roses et du jasmin. Elle nous enveloppe, nous abandonne, puis revient. C’est comme si elle nous respirait. On se sent réversibles, me dis-tu. Ta lecture récente de Merleau-Ponty n’est sans doute pas pour rien dans cette impression. Je tente de déchiffrer les signes de ce qui, dedans-dehors, est en train de changer. Grâce à toi, je deviens ce que je rêvais d’être.

Comme si quelqu’un d’autre parlait en toi

Quatre heures du matin, tu as mal au crâne. Quelqu’un grince des dents à l’intérieur. C’est l’autre qui grince des dents, l’autre voix, celle du dedans. Ça fait longtemps que tu abrites un enfant solitaire, un enfant égoïste et dominateur qui laisse éclater sa joie et sa colère sans crier gare. L’être nocturne qui t’habite est aussi amoral qu’un enfant, aussi cynique qu’un vieillard. Tu n’as pas réussi à te libérer de lui, pas réussi à le faire mourir sur les chemins tordus de Mauritanie, malgré cette marche forcée dans l’Adrar. Car c’est aussi pour te débarrasser de lui que tu es parti là-bas. Mais le très vieil enfant semble indélogeable. Peut-être en fait que c’est lui qui a pris toutes les grandes décisions de ton existence. Tu t’es déjà posé la question.

Rien ne t’oblige à sourire à tous ces cons, te murmure cette nuit le très vieil enfant, rien ne t’oblige à ramper. Tu ne veux donc plus vivre, mon garçon ? Laisse ta colère verser ses larmes. Retrouve la pulsion de vie. Flambe, Léo, flambe ! Retrouve l’ardeur, la colère d’autrefois. Tu te souviens ? Y a pas si longtemps tu parlais de te jeter dans l’océan primitif. Tu voulais ressusciter le monstre marin de quand t’étais gosse. Allez, qu’est-ce que tu as à craindre de toute façon ? Tu es déjà mort.

Peut-être que tu t’inventes un ennemi pour penser contre toi-même, un ennemi à combattre et à surmonter. Cette nuit tu te lèves d’un bond pour écrire les premières phrases qui te viennent : Ennemi intérieur. Me fabriquera de l’intranquillité. Me donnera un coup de pied au cul quand je m’assoupirai. Me permettra d’avancer plus loin sur la route sinueuse qui ne mène nulle part. Peut-être aussi que tu te l’inventes pour te prouver que tu es rusé, courageux, fidèle à tes opinions, plus résistant que les autres, que sais-je… L’autre t’incitera surtout à continuer, car le plus difficile est bien de continuer. Continuer à désirer ce qu’on a, continuer à explorer les zones d’ombre sans craindre les fausses routes. Tu sais bien que le plus grand danger est la lassitude. Alors cette nuit tu t’accroches à l’idée que ce bon vieil ennemi te forcera à aller au bout de toi-même.

L’hiver se terminait

L’hiver se terminait. Le soir, Léo et Sarah avaient remplacé la pluie quotidienne d’événements par de la musique. Ce soir-là, on pouvait voir leurs deux silhouettes allongées sur le canapé bleu. Lui est penché sur sa cuisse à elle. Leonard Cohen est en fond sonore : « …we are ugly but we have the music… ». L’esprit de Léo est en roue libre. Ce qu’on a changé… On est bien au chaud maintenant, on habite un radiateur, on vit à l’intérieur d’un sitcom pour public défaitiste, on est très français, non ? Toujours à la recherche du malheur… Tiens, mais c’est quoi cette odeur ? Il sent la peau légèrement parfumée de Sarah : « C’est l’odeur de tes crèmes que je renifle ? demande-t-il, c’est pas l’odeur de ta peau ça… » Elle ne répond rien. « Je suis obligé de te sentir dessous tes bras pour retrouver ton odeur de pain chaud… » Il soulève son bras gauche (elle se laisse faire), puis renifle son aisselle. « Je pue ? dit-elle – Non, non, je te sniffe, c’est tout. Je me shoote à ton odeur. Je voudrais la garder toujours avec moi, cette odeur. – Tout à l’heure t’as dit que je sentais l’oignon… – C’est quand t’as ouvert le frigo. » Il sourit. Silence. Elle scrute longuement son visage. Il n’est pas à l’aise quand elle fait ça. Suit souvent une remarque désagréable. Ça ne manque pas : « C’est marrant, t’as comme une balafre ici, à l’endroit où pousse ton champignon ! ». Ça la fait rire. « Et toi, quand est-ce que tu t’es aperçu que t’avais un fruit mûr à la place de la bouche ? » et aussitôt il l’embrasse. Ses lèvres sont faites pour ma bouche, se dit-il. « Tu peux me masser le cou, s’il te plaît ? » demande-t-elle. D’abord il refuse car il a les mains froides. Elle fait sa moue enfantine, alors il se ravise. Pas contrariant comme garçon. Elle se love contre lui. Il se frotte les mains pour les réchauffer un peu, et la souplesse de ses poignets fait des merveilles.

Sarah s’est assoupie. Le chocolat au lait lui a coupé toute connexion astrale, se dit Léo avec amusement. Il respire l’odeur de sa nuque. Oui, décidément, il l’aime cette odeur. Ce n’est pas rien. Beaucoup de choses ont changé mais ça, ça reste. Il la palpe délicatement pour tenter de localiser son âme. Je me sens paumée, elle m’a dit. Ça veut dire quoi ?… Pour ça qu’elle prend ses distances, avec moi et les autres ? L’incompréhension et la solitude ne sont jamais loin. Il regarde son visage endormi. La ressemblance avec la Françoise Hardi de 65 est frappante. Léo aime s’imaginer tenir entre ses bras un des fantasmes féminins de Dylan. Depuis leur retour d’Afrique, il a du mal à trouver le sommeil, obsédé qu’il est par la peur du vide. Sarah, elle, est redevenue la Sarah du début. Celle des premiers tâtonnements et des premières caresses. Les heures ennuyeuses et les coups de sang qu’elle provoquait chez lui, lorsqu’ils voyageaient en Afrique, ne comptent plus. Elle est de nouveau belle et lumineuse, comme le jour de leur rencontre. Léo aurait tant aimé ne jamais lui faire de mal. Sarah pousse un léger soupir en se retournant. Il lui caresse doucement la joue et il met sur elle la couverture en cachemire. Puis il éteint la lumière et s’en va lire dans la chambre.

Saluer la vie, même lointaine

Simon et Léo se reconnaissaient à leurs cicatrices. Leur fascination pour le bizarre, les marges, et aussi pour l’ailleurs les unissaient. De l’ailleurs ils ont longtemps espéré leur salut. Les soirs d’hiver, ils parlaient des voyages au long cours qu’ils allaient à coup sûr accomplir ensemble. C’était comme des prières. L’alcool et les visions d’Afrique et d’Orient, de celles qui rendent plus tard amer, leur montaient à la tête. Au fond d’eux, ils sentaient bien qu’aucun voyage n’était capable de combler leur attente. Mais au moins on n’est pas fascinés par la destruction et la course à l’abîme comme tous ces cons, se rassuraient-ils. Léo et Simon avaient peu d’égard pour le grand public. Ils n’aimaient pas mélanger leur odeur avec celle des autres. En réalité ils ne se préoccupaient que d’eux-mêmes. Ils se sentaient solidaires dans leur impuissance à aimer leur voisin de palier. L’amour universel prôné par le christianisme m’a toujours paru suspect, disait Léo de façon péremptoire. Déjà quand j’étais gosse, les amen répétés comme des mantras à la messe m’écœuraient vaguement. Ainsi soit-il, ainsi soit-il, tu parles ! Comment faire confiance à une religion qui s’est efforcée à séparer l’âme du corps… à rejeter le corps pour assurer le salut de l’âme ? La vérité c’est que le christianisme a pendant des siècles empêché les hommes de vivre leur vie comme ils l’entendent. Les soirs d’ivresse, Léo aimait bien « faire son Nietzsche », comme le lui disait Sarah.

Sans doute Simon et Léo étaient-ils des jeunes gens trop nerveux ou trop indociles pour l’époque. Ils n’avaient pas la modestie du démocrate, encore moins l’humilité du sage. Englués dans la matière de leurs habitudes, ils avaient le sentiment d’être entourés de seconds rôles de sixième zone. Ils vieillissaient doucement et l’insignifiance de leur vie les angoissait chaque jour davantage. Il ne s’agissait pas pour eux de devenir riches ou célèbres, mais ils auraient tout de même aimé que tout ça (toutes ces discussions de nuit blanche, ces tentatives artistiques sur toile pour Simon et sur papier pour Léo) n’ait pas servi à rien. Simplement laisser une trace, soufflait Simon, aussi infime soit-elle. Longtemps ils ont espéré que la porte s’ouvre pour eux, mais elle ne s’est pas ouverte. Quel espoir stupide ! Toute façon on est environnés de lâcheté, lançait Simon avec hargne. On n’a pas rencontré les personnes qu’il fallait, celles qui nous auraient permis d’exprimer pleinement notre talent.

L’arrogance de la jeunesse passe rarement le cap de la trentaine. L’emphase et la fougue dont Léo et Simon faisaient preuve dans leurs conversations d’étudiants se sont dégonflées une fois leur situation professionnelle stabilisée. Elles ont laissé place à l’ironie dans les meilleurs moments, au cynisme le reste du temps.

On tourne en boucle. On parle pour parlerDes ratés, voilà ce qu’on est devenus, marmonne Léo alors qu’il s’enfonce dans la nuit glaciale de Belleville, après une soirée un peu trop arrosée chez Simon. Ce soir il a l’ivresse maussade. C’est clair, on n’aura aucun destin tous les deux. On n’aura jamais que les miettes de l’histoire. Léo longe à grands pas les vignes du parc de Belleville. En haut du parc, il s’arrête un moment pour regarder les lumières de la ville dans le clair de lune. J’aimerais m’oublier un peu… Il faudrait être capable de saluer les étoiles invisibles au dessus de nos têtes. Saluer la vie, même lointaine. Léo prend son temps malgré le froid. Il rentrera à pieds jusqu’à son appart à Bagnolet. Sarah poussera son petit gémissement habituel quand il s’étendra près d’elle. Il sait que le sommeil sera long à venir.

Danser dans les chaînes

On prit la route pour l’Afrique de l’Ouest à l’approche de la trentaine. C’est l’âge où on devient son propre ennemi, me disait Samuel. Après une expérience professionnelle aussi courte que calamiteuse, on décida de tout plaquer. Le confort, le quelconque, l’ennui, la paresse, la mort insidieuse… on fuyait beaucoup de choses. On rêvait d’aventures, et d’aventures en Afrique. Just kids with crasy dreams, comme tu aimais dire. Avant le grand départ, je passais mes soirées à écouter et à jouer du Dylan : « Good and bad, I define these terms Quite clear, no doubt, somehow. Ah, but I was so much older then, I’m younger than that now. » J’étais trop occupé à critiquer le monde pour écouter attentivement les paroles. Le bien, le mal, la liberté, l’enfermement… pour me rassurer j’essayais de mettre de l’ordre dans le chaos aveugle (sans doute des restes d’éducation chrétienne). Et bien sûr je me donnais le beau rôle. J’étais tellement persuadé d’être du bon côté de la barrière. Par amour propre je travestissais notre fuite en quête. Dans mes rêves de pistes et de déserts, j’oubliais mes propres insuffisances, j’oubliais qui j’étais. Quand on est provisoirement libre de toute obligation sociale, tout nous semble possible. Maintenant je m’en rends compte, ma foi en une liberté totale témoignait d’une candeur juvénile. « Je m’entête affreusement à adorer la liberté libre » : il m’a fallu du temps pour saisir ce que disait là Rimbaud. Trop longtemps j’ai rêvé de changer ce qui ne dépendait pas de moi, alors que la vraie liberté s’acquiert en tenant compte des forces extérieures. Il m’a fallu l’Afrique pour apprendre que les contraintes sont nécessaires et les obstacles féconds.

Les pointes extrêmes du passé

Voilà, quarante ans de carrière. Quarante ans que je fais partie du spectacle. Je lève le rideau sur les heures passées. Tous ces rêves manipulés, ces engagements foireux, mais aussi les quelques points lumineux. Si je mettais bout à bout ces points de densité, ma vie ne durerait sans doute pas plus d’une journée. Pour redémarrer la danse, il faudrait faire resurgir la beauté ensevelie. Vivre au plus près de la faille. Ce soir je tente de me remémorer les pointes extrêmes du passé. Miller, Céline, Calaferte, la brûlure de mes vingt-trois ans qui m’a conduit à l’écriture. Du hasard j’ai fait une nécessité. Je suis né à temps, comme dirait Dylan. Puis la rencontre avec Sarah. La vie avec elle parce qu’elle était superficielle par profondeur et parce que ça nous est tombé dessus comme ça. Puis le départ en Afrique pour s’abreuver à la source si fraîche du Capricorne et récolter l’or du Mali. La sortie du système que je voulus définitive et les premiers éblouissements de l’apprenti voyageur. Puis retour au bercail sous la pluie. La servitude volontaire et l’existence rabougrie, ça je l’ai raconté en détail. Pas tant d’événements que ça dans une vie qui puissent nous remuer les tripes, et pourtant on s’imagine éternels.