Le camp des assassins

« Écrire, c’est bondir hors des rangs des assassins. » Franz KAFKA

Tu as reposé le livre sur la table basse. Tu as allumé une cigarette, et puis tu m’as parlé, à pas comptés comme tu aimes faire, choisissant les termes avec soin, marquant un silence entre chaque bloc de mots : c’est vrai qu’on vieillit sournoisement. Les minutes d’inattention se sont accumulées, et on a fini par perdre le fil de ce qui autrefois nous faisait battre le cœur. Nos caractères qu’on trouvait si subtils se sont peu à peu accommodés de la vulgarité de l’époque. On est devenus une caricature de nous-mêmes. Puis tu as évoqué ce qu’on s’est obstinés à ne pas voir durant toutes ces années, les images bouleversantes qui auraient dû nous faire agir, les phrases aussi qui venaient d’ailleurs. On ne les comprenait qu’imparfaitement, ces phrases, mais on aimait à les prononcer. C’étaient des antidotes, des formules magiques qu’on apprenait par cœur. On voulait croire qu’à force de les répéter elles nous sortiraient de là, mais rien ne s’est déroulé comme prévu. Tu as sans doute raison : tous ces détails, pris séparément, paraissent insignifiants, mais c’est leur accumulation qui a fini par nous perdre. On a rejoint le camp des assassins sans même qu’on s’en rende compte. A ressasser les mêmes pensées, à répéter les erreurs du passé, à refuser le combat contre ce qui nous consumait à petits feux, notre conscience s’est absentée. On a choisi la voie la plus confortable : un travail de gestionnaire dans une grosse boîte, une gentille petite famille, les vacances à la mer et à la montagne, en cachette quelques folies raisonnables, et pour le reste on ferme les écoutilles. Qui pourrait nous en faire le reproche ? On a suivi le cours naturel des choses. Comme tous les autres, on s’est engouffrés dans le tunnel de l’obéissance sans broncher. Il est tellement plus facile de vivre comme des automates, la tête pleine de poussière.

Et puis tu m’as demandé : combien de temps peut-on survivre ainsi, à bout de souffle ? Nos jeux usés jusqu’à l’os. Chaque jour tenir un jour de plus, et pourquoi tenir quand autour de nous plus rien ne tient, les uns attendant les échéances de brefs bonheurs particuliers, les autres se débattant dans leur coin avec les histoires qu’ils se racontent du matin au soir, certains tout de même, les plus obstinés, cherchant à bricoler leur petit rock avec un reste d’excitation adolescente, ce qui pour un temps leur permet de tenir la mort à distance. Une vie sans désir véritable ne vaut pas la peine d’être vécue, voilà ce qu’on proclamait fièrement à 20 ans. Tu te souviens ? On rêvait d’être libres. On se croyait plus malins que les autres. Alors, avec ton ironie habituelle, tu m’as dit : c’est pas grave, on attendra la prochaine guerre pour s’acheter un super écran 3D. Il tapissera tout le mur du fond et on se laissera entraîner par le flux d’illusions en continu. On plongera en full HD au cœur du vide. Tu tiras une longue bouffée, puis, sûre de ton effet, tu ajoutas : maintenant il faut accepter le chaos sans se raconter d’histoires. On pourra se laisser porter par la beauté de l’artifice, mais sans en être dupes. On va plus s’aplatir, Léo, il nous reste une toute petite chance de nous inventer un autre destin.

(en images ici)

Dérives

Dérives

Les oublis des jours sans travail te métamorphosaient. Ils te déposaient dans les jardins délicieux de l’imagination. Tu n’avais qu’une banane dans le ventre depuis le matin. La tête te tournait. Le ciel était bleu-gris comme les immeubles de la ville. Tu t’imaginais traverser un Paris en ruines. Un match de foot de l’équipe de France avait vidé les rues et rempli les cafés. La capitale était muette. L’asphalte recouvrait les ruines. Tu ne te faisais plus beaucoup d’illusions sur toi-même. Tu marchais jusqu’à la tombée de la nuit. Les jours s’allongeaient. Il faisait beau. Tu te sentais comme hors d’usage. Il régnait un silence étrange en plein cœur de la ville, un silence de couvre-feux. Il n’y avait plus aucune issue possible. Tu imaginais la ville assiégée par une foule aveugle, prête à tuer et à mourir. Tu sentis le cercle se resserrer, te paralyser, et tu te mis à pleurer comme un enfant. Tu étais à l’apogée de ton isolement.

Photo : Girfs, Paris