Nouvelle vie

Pour ces vases communicants de décembre, je suis ravi d’accueillir Michel Brosseau. Michel Brosseau c’est pour moi la découverte de Mannish Boy et de son écriture brute, toute en « bribes et flashs », avec des phrases dures comme des cailloux.

On a décidé d’échanger sur le thème « Vie nouvelle » ou « Nouvelle vie », c’est selon (mon texte chez lui : dans la nuit heureuse). Pour le coup nos deux textes sont partis dans des directions très différentes, et c’est très bien comme ça.

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Tu ressembles au Lazare affolé par le jour

Les aiguilles de l’horloge du quartier juif vont à rebours

Et tu recules aussi dans ta vie lentement

Zone, Apollinaire

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Une nouvelle vie ! Ils sont nombreux à l’agiter, la formule. Avec la fin de l’acné que ça commence. Bac en poche, tu entames des études ? Une nouvelle vie ! Un sac de bouquins dans une main, un sac de fringues dans l’autre, tu quittes le domicile de papa-maman : une nouvelle vie ! Et après ça n’arrête plus : tu commences des études, tu te mets en couple, tu commences à bosser, t’as un gosse, un autre… Chaque fois, une nouvelle vie qui commence. Tu perds ton boulot, tu te fais plaquer, tu pars en retraite ? Le chœur entonne encore son refrain : nouvelle vie qui commence ou, parce qu’un peu de gêne, nouveau départ que tu prends. Ou comment tu rebondis. Même des malins qui en ont fait un magazine, c’est dire ! Perso, je supporte plus ces histoires de nouvelle vie. Question d’âge, j’ai l’impression. Mais là, je vous vois déjà prêt ! Sur vos lèvres, la formule qui s’amorce : maturité ! Autant vous prévenir tout de suite : niet ! Inutile de tenter le coup, je vous dis ! Nouvelle vie, maturité, force de l’âge : pareil au même. Du subreptice ! Qui se complaît à changer de visage. Hautement vicelard, comme concept ! Mais arrivé à bientôt cinquante piges, il y a un truc et un seul dont je suis sûr et certain : à ranger au rayon des promesses non tenues, maturité et compagnie. Et point barre ! Illusion, le gros lot gagné au fil du temps. Honnêtement, d’avoir été dans le monde, ça m’a apporté quoi ? Sinon l’idée fixe de sortir de l’arène ? Le sentiment qu’urgent de trouver un endroit où me planquer ? Comme ici un peu, là d’où j’écris : à l’écart. Read More

Fenêtre sur tours

Vue Paris de Bagnolet

Léo est assis à la fenêtre sur tours du salon. Du seizième étage, il contemple le paysage. Les peupliers au bord du périphérique poussent vers le soleil. Il y a plus de ciel que de béton vu d’ici. Léo observe les nuages épars. La nappe de pollution habituelle brunit l’horizon. Il n’y a pas un souffle de vent. La fumée monte droit des cheminées de l’usine d’incinération d’Ivry. Elles sont comme deux tornades immobiles. Les avions de l’aéroport d’Orly décollent toutes les vingt secondes, constate-t-il. Les lueurs bleutées des écrans de télévision s’allument l’une après l’autre dans les tours voisines. Léo pense à sa vie avec Sarah. Il fume leur histoire à la fenêtre du salon, et leur histoire il la laisse s’échapper et rejoindre les nuages et les fumées de l’usine d’incinération d’Ivry. Léo songe avec amusement à ses anciens amis. Ils sont au sommet de leur carrière d’employés de bureau. Se ruinent au travail et engouffrent leur vie dans l’achat d’un trois pièces à Paris ou dans l’ouest parisien. Le calcul suffit à leur vie.

Le ciel est maintenant rouge mobile à l’horizon. Le soleil est en sang. Du haut de son rêvoir, Léo s’amuse à plisser les yeux pour faire trembler le crépuscule. Les pulsations de lumière que je crée sont les battements de cœur de la ville, se dit-il, tiens faut que je note ça quelque part. Il écoute la marée constante du périphérique gronder à six cent cinquante mètres de là. Il observe le flux continuel. Des larmes qu’il ne s’explique pas restent planquées au fond de sa gorge. Sans doute sent-il confusément l’âge des possibles s’éloigner de lui. Il a le souvenir de rencontres fugitives, d’exaltations soudaines et éphémères. Ces petites éternités sont derrière moi, se dit-il. Devant, c’est la tranquillité, la fatigue et la mort. Faut pas que j’oublie de faire ma crise de la quarantaine, célébrer mes quarante nuages comme il se doit… A chaque nouvelle année, je passe deux fois plus de temps à me souvenir que l’année précédente. Et je vieillis deux fois plus vite. Le tremblement à l’horizon a cessé. La nuit se fait doucement autour de la grande mosquée de Bagnolet nouvellement construite. Une myriade de réverbères masque maintenant les étoiles. Léo ferme la fenêtre, s’allonge sur le canapé bleu du salon. L’appartement est lumineux mais un peu trop carré, un peu trop bauhaus à mon goût. L’appartement a le même âge que Léo. Travaux à prévoir, était-il écrit sur l’annonce immobilière. Sur le coup ça l’a fait sourire.