Au Bal Perdu

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Sarah et Léo prennent un café au Bal Perdu, à l’ombre des Mercuriales. Ils se remettent de leur déménagement. Ils sont finalement passés de l’autre côté, du côté des grands ensembles, des cités, des quartiers, des zones urbaines sensibles comme ils disent. La pression immobilière les a fait s’installer dans une tour à Bagnolet, dans les zones prétendues inhabitables à la bordure du périphérique. Ces zones qu’on appelait la Zone au XIXème siècle, et qui désignait la zone militaire fortifiée entourant Paris. Georges Duhamel l’appelait aussi le grand camp de la misère. Il était interdit d’y construire quoi que ce soit. Aujourd’hui encore, l’endroit n’est pas très attractif, mais le vide et la désolation du quartier correspondent bien à l’état d’âme de Sarah et de Léo. Attablés au Bal Perdu, ils regardent les Chinois à la mine épuisée descendre des hauteurs de Bagnolet avec leurs charriots pleins à craquer de claviers d’ordinateurs, d’appareils photos, de chaussures et autres objets récupérés dans les bennes à ordures des beaux quartiers, pour aller les vendre porte de Montreuil, sur le marché à la sauvette au-dessus du périph.

Photo : Girfs, Paris

Fenêtre sur tours

Vue Paris de Bagnolet

Léo est assis à la fenêtre sur tours du salon. Du seizième étage, il contemple le paysage. Les peupliers au bord du périphérique poussent vers le soleil. Il y a plus de ciel que de béton vu d’ici. Léo observe les nuages épars. La nappe de pollution habituelle brunit l’horizon. Il n’y a pas un souffle de vent. La fumée monte droit des cheminées de l’usine d’incinération d’Ivry. Elles sont comme deux tornades immobiles. Les avions de l’aéroport d’Orly décollent toutes les vingt secondes, constate-t-il. Les lueurs bleutées des écrans de télévision s’allument l’une après l’autre dans les tours voisines. Léo pense à sa vie avec Sarah. Il fume leur histoire à la fenêtre du salon, et leur histoire il la laisse s’échapper et rejoindre les nuages et les fumées de l’usine d’incinération d’Ivry. Léo songe avec amusement à ses anciens amis. Ils sont au sommet de leur carrière d’employés de bureau. Se ruinent au travail et engouffrent leur vie dans l’achat d’un trois pièces à Paris ou dans l’ouest parisien. Le calcul suffit à leur vie.

Le ciel est maintenant rouge mobile à l’horizon. Le soleil est en sang. Du haut de son rêvoir, Léo s’amuse à plisser les yeux pour faire trembler le crépuscule. Les pulsations de lumière que je crée sont les battements de cœur de la ville, se dit-il, tiens faut que je note ça quelque part. Il écoute la marée constante du périphérique gronder à six cent cinquante mètres de là. Il observe le flux continuel. Des larmes qu’il ne s’explique pas restent planquées au fond de sa gorge. Sans doute sent-il confusément l’âge des possibles s’éloigner de lui. Il a le souvenir de rencontres fugitives, d’exaltations soudaines et éphémères. Ces petites éternités sont derrière moi, se dit-il. Devant, c’est la tranquillité, la fatigue et la mort. Faut pas que j’oublie de faire ma crise de la quarantaine, célébrer mes quarante nuages comme il se doit… A chaque nouvelle année, je passe deux fois plus de temps à me souvenir que l’année précédente. Et je vieillis deux fois plus vite. Le tremblement à l’horizon a cessé. La nuit se fait doucement autour de la grande mosquée de Bagnolet nouvellement construite. Une myriade de réverbères masque maintenant les étoiles. Léo ferme la fenêtre, s’allonge sur le canapé bleu du salon. L’appartement est lumineux mais un peu trop carré, un peu trop bauhaus à mon goût. L’appartement a le même âge que Léo. Travaux à prévoir, était-il écrit sur l’annonce immobilière. Sur le coup ça l’a fait sourire.