Rêve étonnamment précis cette nuit

J’ai rendez-vous dans un des sous-sols du blockhaus qu’ils appellent le Sanctuaire. L’abri souterrain utilise d’anciennes excavations creusées dans le roc. Je frôle les parois en pierre. Elles suintent d’humidité et sont parcourues d’étranges tuyaux argentés. Les bruits de l’extérieur me parviennent assourdis et déformés. Au bout d’un moment, je n’entends plus que le clapotement de mes pas dans la boue. Espace et temps distordus dans cette enfilade de tunnels éclairés par des néons qui grésillent, mais je sais où je vais. Au bout d’un couloir, un flic me fait entrer dans une pièce étroite où m’attend un petit homme au teint de cendre. Il est assis derrière un bureau en acier sur lequel est posé un stylo et rien d’autre. Le type se lève, me tend sèchement la main. Il se présente, dit qu’il est Contrôleur Général, puis me fait signe de m’assoir. Sur le mur du fond, un écran tactile montre un plan interactif de la région. Je regarde les icônes qui clignotent sans rien y comprendre. L’homme me pose les questions d’usage. Il me parle avec un air compassé. Sous cet air délicat et raffiné, il y a de la morbidité. Il m’écoute avec la tête légèrement penchée sur le côté. Pendant que je lui parle, mon regard reste fixé sur sa bouche pincée. Il semble satisfait des réponses que je lui fournis. Du tiroir de son bureau il sort une clé USB. « Elle contient votre ordre de mission et les fiches de renseignement. Mais d’abord, je veux être sûr : êtes-vous prêt à aller jusqu’au bout avec nous? ». Je ne réponds pas. Je connais leurs moyens de pression. Ces crevures connaissent le moindre de mes écarts. Le petit homme me regarde avec insistance. Un long chemin a déjà été parcouru dans la pénombre, mais j’ai encore le choix, je crois. Mes pensées s’embrouillent dans cette pièce surchauffée, à l’éclairage blafard. Il tapote son stylo contre le bureau en métal. Ce bruit qui résonne dans l’espace exiguë me porte sur les nerfs, me rend sourd à tout le reste… Est-ce que j’ai fini par hocher la tête ? Le contrôleur général m’adresse un sourire de satisfaction ; il me tend la clé USB. « On vous enverra par mail le logiciel qui permet de décrypter les données ». J’hésite encore quelques secondes puis je prends la clé. Il s’approche de moi, me tape légèrement sur l’épaule. Un long frisson me parcourt le dos. « C’est une affaire de tout premier ordre, me souffle-t-il, le type que vous aurez à surveiller peut porter atteinte à la sûreté de l’État… Si vous sentez qu’ils se méfient de vous, vous devrez brouiller les pistes pour nous préserver, puis vous décrocherez au plus vite, ok ? N’ayez pas peur, on vous couvrira. » Il me parle ensuite de l’enquête et me raconte ma légende (la fausse bio qui me servira de couverture). Sa voix métallique s’échappe d’une bouche sans lèvre. Je regarde sa tête sinistre qui fait ce qu’elle peut pour m’amadouer mais je ne l’écoute plus. Je n’aime pas son odeur, il sent le prêtre. Un prêtre qui a dû passer sa vie dans ce bureau souterrain. Il sort de la poche intérieure de sa veste la photo de la personne à approcher. « Il s’agit du responsable de la cellule clandestine, un jeune écrivain promis à un bel avenir ». Sur la photo, on peut voir David qui tient une banderole lors de la manif de Toulouse qui a dégénéré. « A partir d’aujourd’hui, vous entrez dans la clandestinité la plus totale » ajoute-t-il avec un sourire de sympathique petit vieux qui m’évoque celui de Klaus Barbie. Il me fait promettre de ne jamais rien dire ou écrire sur la mission. Je sais que maintenant je ne peux plus faire marche arrière.

Photo : tunnel du métro Berri-de-Montigny creusé dans le roc, juin 1963, archives de la Société des transports de Montréal

La dégradation des sentiments

David s’amusait à nous provoquer et Simon s’amusait à lui répondre. Ça faisait un petit moment que ça durait. Les verres se vidaient, les esprits s’échauffaient quand Simon a lancé : « Oui, c’est une réaction prévisible, chacun cherche à justifier sa lâcheté comme il peut. – Quoi ? C’est toi qui me parle de lâcheté ? » lui rétorque David avec un méchant sourire. Toute trace d’amusement a disparu. « Mais regarde-toi ! Regardez-vous, tous les deux ! Vous faites de sacrés révolutionnaires, c’est sûr ! ». Il nous désigne du doigt, moi et Simon. « L’un travaille à la Société Nationale des Tristes Clowns, l’autre à la Compagnie Universelle des Télécoms, et qu’est-ce que ça fait toute la journée ? Ça se tient au garde à vous et ça tremble devant des petits chefs. Mais par contre attention ! Le soir venu ça rêve d’un réveil des consciences ! Nos révoltés à la petite semaine se montent le bourrichon sur une révolution mondiale. Ils fomentent en douce des actions subversives pleines d’éclat… Tu parles ! Vous me faites marrer. Vous menez la vie la plus médiocre qui soit et vous vous permettez de donner des leçons aux autres ? Mais vous n’êtes que des petit-bourgeois, des petit-bourgeois qui vivez bien au chaud, qui remboursez jour après jour votre petit appart, gentiment, comme tout le monde. Alors continuez à vous branler le cerveau sur une hypothétique révolution, on fera les comptes dans vingt ans ! – Les comptes ? Quels comptes ? » lui répond Simon avec tout le mépris dont il est capable. « Justement, y a pas de compte à faire, y aura jamais de compte à faire. C’est là qu’on voit que t’as rien compris… T’es qu’un collabo comme les autres, c’est ça la vérité. – Bien sûr que je suis un collabo, et tu veux savoir ? Toi aussi, et Léo et Samuel, on est tous des collabos ! Et même pas des grands collabos, non, des tout petits collabos de rien du tout, des minables qui survivent tant bien que mal dans cette tyrannie minable. Mais moi au moins je me la joue pas grand révolutionnaire, je perds pas mon temps à critiquer le spectacle à longueur de journée. Le spectacle ! Le spectacle ! Mais c’est devenu d’un ringard, mes pauvres vieux ! Ça en devient tellement ridicule d’être à ce point décalé de la réalité ! – Et c’est quoi pour toi la réalité ? C’est ta petite vie de salarié ?… »

La conversation s’est poursuivie ainsi, chacun restant enfermé dans son argumentaire et son contentement de lui-même. David et Simon firent encore quelques phrases, je n’écoutais plus. Je regardais Samuel qui les observait de ses yeux clairs, sans rien dire. Il avait les traits tirés et le teint cireux. Une grosse barbe lui mangeait le visage. Au début de la soirée, Samuel avait éludé la remarque que lui fit David sur sa mauvaise mine. Derrière sa barbe on devinait un vague sourire, je crois. Il avait les yeux perdus dans le lointain. À mille lieues de la conversation. C’est comme si l’homme silencieux avalait le bruit qui l’entourait. Il nous laissait face à notre insuffisance. Samuel a toujours semblé regarder au-delà de ce que nous-mêmes nous voyons. Il avait dû être le premier à constater la dégradation des sentiments qui autrefois nous unissaient. Peut-être se réjouissait-il de constater, ce soir, que cette dégradation était parvenue à son terme. Sans doute avait-il compris bien avant nous que notre aventure collective était vouée à l’échec. Il devait savoir qu’il est illusoire de vouloir créer une communauté d’esprits libres. Chacun doit mener son propre chemin, m’avait-il dit une fois, avec son air faussement désinvolte. Il avait raison. Chacun de nous est maintenant échoué sur son récif, sans réel dialogue avec les autres. On n’inventera plus d’autres mondes. On ne s’assignera plus d’autres missions ésotériques. Notre étrange guérilla a pris fin. La vie solidaire est derrière nous. L’opposition était sans doute trop forte. Sans nous en rendre compte, on est devenus des gens tristes, et il n’y a aucune poésie à tirer de la tristesse. La tristesse sclérose les sentiments. Elle isole et elle nous a enfermés sur nous-mêmes.