Frémissement de la vie

La nuit ne dure pas. Depuis que je l’héberge, L est aux petits soins et le mal perd du terrain. Avant, la maladie m’accompagnait en permanence. Dans les moments d’accalmie, la peur d’une rechute me paralysait. Maintenant, dès que la douleur disparaît, la maladie n’existe plus pour moi. Je sens bien que lentement l’écorce cicatrise. L’air entre frais dans les poumons, il sort chaud des narines et de la bouche, j’écoute les battements du sang dans mes veines. J’essaie de me réjouir de la vie à chaque instant. Lorsque la douleur se réveille à nouveau, j’accepte de souffrir aux côtés de L car je sais qu’après, un bonheur plus grand m’attend. Comme une racine de glycine capable de soulever des tonnes de béton, ce frêle bout de femme sait comment délivrer mon corps de la maladie. Sa présence me donne la force d’épuiser toutes les souffrances. Il suffit qu’elle soit là, qu’elle partage la même pièce que moi pour que la vieille machine déglinguée se remette en route. Dès qu’elle apparaît dans mon champ de vision, c’est le retour mystérieux de la vie. Un excédent de force inespéré m’envahit. Cette force, sans doute mon corps la ressent-il avec d’autant plus d’intensité qu’il a si longtemps été atrophié, pour ne pas dire dévasté, par le mal. On le sait, ce sont les êtres souffreteux qui parlent le mieux de la grande santé.

L est bonne à vivre, et j’approfondis chaque instant de vie avec elle. Elle me laisse entrevoir le bonheur, ou plutôt une joie fragile qui m’aide à tenir debout. La mort semble avoir marquée une pause dans ma tête. Dans le corps non, sans doute pas. Le crabe continue sûrement de me dévorer l’estomac. Et alors ? comme dirait Andy Wahrol. Tu es en train de crever, et alors ?  Tâche d’être ami avec toi-même pour ce qu’il te reste à vivre, et de cheminer vers ce qui est bon pour toi. « La nature à chaque instant s’occupe de votre bien-être. Elle n’a pas d’autre fin. Ne lui résistez pas ». Cette phrase de Thoreau, depuis que je l’ai découverte, me sert de guide. J’ai décidé que ce sera mieux maintenant. L’appétit revient. Ma digestion s’améliore. Ça ne me dérange plus de croiser mon regard de sursitaire dans le miroir. Je suis toujours aussi chétif mais le regard est presque serein. L m’a réconcilié avec mon corps affaibli. J’ai cessé de lutter. J’ai rendu les armes. Ça sert à rien de combattre un ennemi increvable. J’ai retiré ma couronne d’épines et je l’ai posé sur la table. Avec Calaferte j’ai appris que la vie n’avait pas un sens expiatoire car non, il n’y a pas de péché originel. Je laisse maintenant venir le désir de guérison. La Grande Broyeuse m’a raté de peu. Désormais je ferai tout comme si c’était la dernière fois, une dernière soirée d’été, un dernier verre au crépuscule, une dernière traversée de Paris la nuit, une dernière danse. Je sourirai béatement dès que je croiserai le regard de quelqu’un. Je sourirai à la caméra de toutes mes grandes dents, puis je la prendrai dans mes mains, la caméra, et je filmerai la suite de l’histoire moi-même parce que mes yeux ont besoin de voir. Je laisserai tourner longtemps, longtemps, longs travellings comme de longues enjambées dans la nuit, plan fixe sur ta main posée sur la table en bois vernis, puis sur ton visage dont j’essaierai de saisir la moindre expression. Je serai absolument là, à l’écoute de ce qui surgit. Tous les deux, on s’en remettra au silence. Il s’agit de ne pas trahir les accords de l’enfance.

Nous fumons du chanvre depuis des millénaires. Et ce soir particulièrement. Quelque chose grandit dans tes yeux, me dis-tu doucement. Ça doit être la mécanique céleste de tes seins, ça m’a ouvert les yeux. Je sens que quelque chose est en train de se retirer de mes entrailles. Il est donc possible de guérir sans médicaments. Sans doute suffit-il d’être fou amoureux. Depuis le temps que nos corps se cherchent, se rapprochent et s’apprécient, ils me donnent l’illusion qu’ils sont exclusifs l’un à l’autre.

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Renaissance

Les bourgeons après l’averse. J’aime bien le jour d’aujourd’hui, oui je l’aime vraiment bien. Car en ce magnifique jour je vis bien. Je suis même fou de vie, il faut le dire. Derrière l’écorce palpite la joie animale. J’ai maintenant la certitude que la vie est plus riche et plus lumineuse qu’elle n’est douloureuse. La proximité hier avec la souffrance et la mort, voilà ce qui aujourd’hui me fait regarder le monde avec gratitude. Il faut sans doute avoir été un crevard comme moi pour ressentir la grande santé  nietzschéenne. Tu m’as dit : l’affirmation est première, alors j’affirme, non sans une certaine mauvaise foi, que mes pores se dilatent et que mon corps regorge de vie. Et je ris à gorge déployée pour avoir souffert plus intensément. Évidemment je ne suis pas guéri, je ne guérirai jamais, mais en ce magnifique jour d’aujourd’hui la joie est suffisamment forte pour surmonter la douleur. Je suis confiant. Je me tiens debout (ce qui n’est pas rien), et suis heureux à en chialer comme un gosse depuis que je me suis coupé la tête ! Et voilà que je me balade, ma tête sous le bras, rue de Ménilmontant où tout est insolite. Mon état empire sûrement clandestinement mais, en vérité je vous le dis, je ne suis plus malade. J’ai même une santé de fer et un appétit d’ogre. Le masque de fer redécouvre le soleil. Il est prêt pour le spectacle. Chaque personne que je croise, rue Oberkampf, ne me semble pas si antipathique que ça. Pour un peu, j’en viendrai à me jeter dans les bras du premier venu ! J’ai gardé ce vieux rêve d’abolir ce qui nous tient séparé. Mais pour l’heure tout contact physique semble prématuré ; je me contente d’adresser des sourires, des hochements de tête et puis, allons-y, quelques clins d’œil. Je ne cherche plus à me défendre. Il suffit de baisser les armes pour que le cirque dans la rue nous fasse découvrir un nouveau monde. Débarrassé de sa laideur, le Ressuscité fait maintenant des grimaces exorbitantes dans la rue sans que personne ne s’en offense. J’entends quelques rires. La fraternité est encore possible, mon ami.

Je longe les quais. Les ombres s’allongent rue de la Grange aux Belles. On les sent fébriles, prêtes à mordre. Tous mes sens sont en alerte mais à l’intérieur je n’ai plus peur. Rue de Lancry, une femme dit : « J’ai été accosté par un Noir, un mec louche tu vois… il demandait Rébecca, il avait un foulard jusque-là…» Le carnaval ne fait que commencer. J’arrive rue des Vinaigriers : au milieu de la rue, le doppelganger de mon père (lui tel que je le connais sur les photos mais en plus maigre et plus blafard) est occupé à frapper avec une barre de fer une masse de chair sanguinolente. Mon corps recule de quelques pas. Il a tout de même la présence d’esprit de ne pas lâcher sa tête, et la pauvre petite tête regarde avec stupeur la scène qui se déroule au ralenti et dans un grand silence : après l’avoir dépecé avec application, le  doppelganger mange maintenant le crâne de la chose avec ferveur. Je scrute sa face livide barbouillée de sang, ses longs doigts fins qui tremblent et malaxent la cervelle avec volupté. Les passants passent leur chemin comme si de rien n’était. Une boucherie en pleine rue, quoi de plus normal. Chacun se fait son cinéma. Moi c’est différent. Je suis pris de violentes hallucinations depuis l’enfance, images épaisses qui peuvent surgir au coin d’une rue, sur une place, un parking souterrain, à la fenêtre d’un immeuble ou dans une rame de métro. Je ne cherche plus à les éviter. C’est maintenant comme une drogue. Je les sens venir. La plupart du temps, elles se manifestent lorsque ma tête se lève pour regarder le monde avec détachement. Peut-être mon ascendance celte qui m’incite à créer du fantastique n’importe où, n’importe quand. Mes yeux mi-clos se détournent du cadavre et de son bourreau. Je m’éloigne de la zone d’apparition en écoutant les battements d’aile de mon sang qui décélèrent. Pulsations émiettées, miettes de beauté. Je continuerai à faire le pitre, à chanter et à danser sous les fenêtres sans craindre le ridicule. J’ai retrouvé la force d’être sans espoir. Tant que je me souviendrai d’où je viens, la route restera ouverte. L’horizon ne passera pas.