sauver sa peau
Les soirs de grande lassitude, on s’enferme dans le calme de l’appartement, à l’abri du monde. La semi-obscurité nous protège. Après avoir allumé une ou deux bougies, on s’invente des rituels pour de rire, comme de s’agenouiller dans le salon et de se jeter un peu de cendre dessus. On répète ce que faisaient les anciens Juifs ou on imite les gosses dans les bacs à sable. Il suffit parfois de remuer les cendres pour faire jaillir la flamme. On va pas survivre comme les autres, que tu m’as dis l’autre soir, à quoi bon jouer les collabos plus longtemps ? T’en a pas marre, toi, de te déguiser en bon-petit-soldat toute la journée ? Je ne t’ai pas répondu tout de suite, puis je t’ai dit que ça ne me déplaisait pas de me faufiler, de ruser avec le monde. Tu as alors enfoncé le clou : quand même pas très glorieux… et après un silence tu as ajouté : Tu veux pas qu’on essaye un autre truc ? Faut qu’on trouve un truc pour rester en vie.
Sarah cherchait encore des moyens de sauver sa peau. Léo, lui, retournait à ses rêves. Le monde extérieur et sa série de portes verrouillées le plombait tant. Plus rien ne lui parlait. Il se souvenait bien de l’appétit des nuits blanches, de fragments mis en réserve, une certaine manière d’essayer, une certaine manière d’expérimenter, mais il ne parvenait plus à mettre en lumière les choses qui sont cachées et qui parfois se devinent. Depuis des lustres il se tenait sur le seuil de l’autre monde sans trouver la formule qui tirerait son double de l’oubli.
Léo avait trébuché. Il était retombé dans l’ancien univers en toc. Depuis son retour d’Afrique, il apprenait tant bien que mal à gérer les temps de latence. Le chien errant qui autrefois parcourait le globe avait fini empaillé, mais quelquefois la nuit, et la nuit seulement, il se réanimait mystérieusement. Alors, comme pour la toute première fois, il s’ouvrait à nouveau aux merveilles du dehors. L’espace d’une insomnie, Léo rompait les liens avec la mort ordinaire et retrouvait la source brûlante et glacée, le lieu d’origine où tout s’éclaire. Tandis que son image résiduelle, pâle reflet de celui qu’il avait été, courait du matin au soir après la marchandise, son être réel se carnavalisait la nuit venue en compagnie d’ombres bien plus vivantes que ceux qu’il côtoyait le jour.