Bamako – Djenné

Lourde chaleur, bruits continus de la ville, poussière qui monte jusqu’au ciel. Tu flottes dans les rues entre poissons fris, beignets, fringues bon marché, tissus chamarrés, brochettes et pieds de bœuf. Tu humes les odeurs de friture, les odeurs d’ordures, de bouse, d’égouts, les odeurs de barbaque boucanée. Rien que du naturel ici, et tout ça mélangé. Impuretés revigorantes. Les ordures déversées ne te donnent pas la nausée, bien au contraire. Ton cerveau est en roue libre. Il remonte le temps. Tu penses aux riches marchandises des caravanes, à l’exploitation de l’or, au commerce des esclaves. Tu penses aux chasseurs bambaras, aux chefferies mandingues, au clan des Keita, à l’empire légendaire du Mali. Des images se bousculent dans ta tête : le Sahara parcouru d’hommes en bleu, les chiens errants au bord des pistes, les gosses qui jouent dans les décharges à ciel ouvert, le Niger sillonné de longues pinasses noires, les étoiles qui brûlent au-dessus de l’océan. Tu revois tout ça devant les égouts de Bamako qui dégorgent leurs déchets rutilants. Affamé comme toujours, réceptif à ce qui t’entoure parce qu’affamé, tu es l’ombre blanche qui déchire les nuées bleues des deux roues. Plus loin, tu attaches ton regard à la variété de produits à l’étalage d’une quincaillerie : peignes, montres en plastoc, poupées, pistolets intergalactiques… Le rire atmosphérique d’un enfant éclate juste derrière toi. Tu fermes les yeux. Le soleil cuisant sur ton visage, sur ta gorge, sur tes bras. Ça te change des journées entières que tu passais enfermé dans l’appart’, attendant en vain qu’une inspiration céleste te sorte de l’ennui. Allez, c’est si loin tout ça, tu te décides à reprendre la route d’un pas décidé, tu traverses l’artère principale dans la poussière du couchant, esquives de justesse un escadron rugissant de vélomoteurs. Le cœur s’emballe. Ta peau sauvée in extremis. Tu ralentis le pas, laisses passer les trois boucs aux émouvantes couilles ogivales. Un garçon vient à ta hauteur. Plein sourire, apparition lumineuse. Il te fait un léger signe de la main. Tu le suis. Vous vous approchez d’un attroupement. Une mélodie décharnée au rythme frénétique défonce une énorme enceinte. Trois mamas dansent devant, fesses en arrière. Gosses autour d’elles qui rigolent.

Immense joie du soleil d’Afrique. On est à peine arrivés que déjà on se sent chez nous. Presqu’oubliés la servitude mentale et l’abrutissement social de là-bas. On est assis sur une souche, près du fleuve, loin du vacarme. Le soleil se couche sur la ville. La lune se lève. Tu poses ta tête sur mon épaule. J’imagine ton sourire, ton regard perdu dans une rêverie. Une fumée blanche monte d’un terrain vague. Je laisse respirer les secondes. Les lumières des échoppes s’allument les unes après les autres. Puis c’est l’heure de la prière et celle du vol frénétique des chauves-souris. Rapides battements d’ailes et couinements perçants à quelques centimètres de nos crânes. La lune de plus en plus intense. Spectacle intégral du matin au soir. Le climat d’ici est plus humain que dans nos régions dites tempérées. Le sol aride de ce pays nous porte. Aucun doute, le Mali sera notre terre d’élection.

On s’écorche les chevilles, les mains, les poignets. Les odeurs de route s’infiltrent dans la moindre de nos affaires. On mange du riz-sauce midi et soir. On a maigri, déjà qu’on n’était pas bien gros. La souffrance physique, quand elle reste raisonnable, n’est pas pour nous déplaire. En se restreignant un peu plus chaque jour, on apprend à jouir de chaque chose, aussi infime soit-elle. Épicure n’est pas loin.

Comme toujours, attente interminable à la gare routière. Au début, on ne fait rien qu’attendre. Une lucidité singulière naît de cette attente. Je griffonne d’étranges bouts de phrases sur mon petit carnet : Ce qui est tu. Ce qui est intact. Nos révoltes éphémères. Le souffle qui s’essouffle. La somme de nos gestes. La lumière de visage à visage. Ensuite, pour occuper le temps, je fais des « cadavres exquis » avec Nin’, puis on joue à « devine qui c’est ». Pour faire durer le plaisir, on choisit des personnes qu’on a croisées qu’une fois ou deux dans notre vie, dont on connaît à peine le nom et qu’on ne reverra sans doute jamais. On songe à ce qu’ils sont devenus. On se dit que la plupart d’entre eux se ruinent le corps et l’âme au travail. C’est la règle établie là-bas pour les gens de notre milieu. On s’engageait dans la même direction qu’eux avant de s’écarter de la route principale.

Djenné est construite exclusivement en briques de terre, terre et eau mélangés. Ville d’une seule matière et site classé. La mosquée colossale surplombe la place du marché. Château de terre sans cesse reconstruit avec des pieux immenses comme ossature, remparts crénelés avec créneaux aux formes arrondies (des œufs d’autruche que ça m’évoque), surfaces craquelées parcourues de margouillats couleur sable, tête et queue orange pour certains. On va bientôt atteindre le Sahara. Ça sera la troisième fois du voyage. Le désert s’accorde bien à notre goût du silence et de la solitude. Ce soir, on zone dans le quartier du port, au nord de la ville. Des piles de briques en terre sèchent le long de la rivière paresseuse. De l’autre côté de la rive, les champs de mil, de sorgho et de riz font place au désert. Soudain, exaltante sensation de liberté qui fait surgir le réel. Nos deux corps tendus vers l’azur qui s’obscurcit, on se sent prêts pour le pays vide. Les choses sont simples finalement : le silence, l’espace et le temps nous rendent heureux. Pour le dire autrement et en référence à Marcel : la vie est réellement vécue dans le silence, dans l’espace et dans le temps.

dans les chemins creux dans le commencement du soir dans ton regard songeur dans tes rêves de pistes et de déserts dans le taxi déglingué dans le train de nuit dans le jour naissant dans le souffle frais du matin dans la lumière dure de midi dans ta poitrine brûlante dans l’instant vécu dans l’ombre et le silence de la chambre minuscule dans la poussière ocre dans la langueur et l’abandon de cette fin d’après-midi dans l’assourdissement des rues bondées dans les rayons obliques du couchant dans la résistance des jours

Elle et moi, on commence à se connaître par cœur. On se parle à peine sans en ressentir aucune gêne. Ça fait du bien de flâner dans les rues côte à côte, de s’arrêter le temps qu’on veut dans un silence complice pour regarder les gens qui passent, les carcasses de voitures, les chiens endormis au bord des pistes, les broussailles desséchées, les marges, les berges, la nuit qui s’avance, et sur nos visages les dernières lueurs.

Soudain la honte d’être là. Comme chaque soir, on dînait au resto en terrasse. À la fin du repas, trois silhouettes d’enfants sont sorties de l’ombre. Ils ont tendu la main et nous ont regardé avec insistance. On leur a donné nos assiettes à finir. Il ne restait pas grand-chose. Ils ont même mangé les épluchures. On osait à peine les regarder, les enfants, on osait à peine jeter un œil sur leur ventre ballonné, leurs jambes de sauterelle, leur regard abruti par la faim. A Djenné, ils sont nombreux à vivre comme ça, dans une misère totale. Ils parcourent la ville en petits groupes. Transis de froid à l’aube, ils nous poursuivent tout le jour, le cri et le rire fou. Ils s’accrochent à nos fringues comme à un radeau en perdition. C’est comme un naufrage au ralenti.

Qu’est-ce qu’on fait là, au milieu de tant de pauvreté, Nin’ ? On commence à traîner la patte. Le ressort de la machine s’est cassé. Je ne sais plus comment décrire ce que je vois. Je n’ai plus les mots. J’étais parti voyager pour chercher des phrases, et je n’en trouve plus. La moisson est peut-être finie. Je suis triste, mais ce n’est pas une tristesse douloureuse, c’est une tristesse calme. Les émotions s’usent comme le reste. On a fait ce qu’on a pu, dis-tu pour me rassurer.

On a peut-être cherché ça, rien que ça depuis le début, que Dylan nous chante à tue-tête : How does it feel, how does it feel ? To be without a home, like a complete unknown, like a rolling stone…et se sentir aussi complètement largué que la Miss Lonely de la chanson.

Texte intégral : Bamako – Djenné