La meute

Tu regardes la meute s’avancer sur la ligne de crête, la meute beuglante et turbulente, possédée par la fièvre du travail, rongée par l’excitation du profit immédiat. La meute qui s’enorgueillit de ne pas avoir une minute à elle. Et son emploi du temps sans faille qui la rassure. La meute de prédateurs s’abrite derrière les innombrables obligations sociales. Elle n’imagine rien, ou plutôt : son imagination est en état de siège permanent. Sur les débris du réel, elle est incapable de construire le moindre édifice. La meute à qui mieux-mieux dit qu’elle s’en fout, dit qu’elle est indifférente, que tout se vaut. La meute n’apprend jamais rien car elle croit tout savoir. Aussi déteste-t-elle ce qu’elle ne saisit pas. La meute d’amputés volontaires méprise toute autre manière de penser. Sûre de son bon droit, elle combat les derniers insoumis. Prends garde car sa volonté d’aplatissement est impitoyable. Elle tentera de te voler ton espace et ton temps. La férocité dont elle fera preuve pourra te rendre lâche. N’oublie jamais que la meute est en toi. Tu n’as pas d’autre choix que de la combattre.

Dérives

Dérives

Les oublis des jours sans travail te métamorphosaient. Ils te déposaient dans les jardins délicieux de l’imagination. Tu n’avais qu’une banane dans le ventre depuis le matin. La tête te tournait. Le ciel était bleu-gris comme les immeubles de la ville. Tu t’imaginais traverser un Paris en ruines. Un match de foot de l’équipe de France avait vidé les rues et rempli les cafés. La capitale était muette. L’asphalte recouvrait les ruines. Tu ne te faisais plus beaucoup d’illusions sur toi-même. Tu marchais jusqu’à la tombée de la nuit. Les jours s’allongeaient. Il faisait beau. Tu te sentais comme hors d’usage. Il régnait un silence étrange en plein cœur de la ville, un silence de couvre-feux. Il n’y avait plus aucune issue possible. Tu imaginais la ville assiégée par une foule aveugle, prête à tuer et à mourir. Tu sentis le cercle se resserrer, te paralyser, et tu te mis à pleurer comme un enfant. Tu étais à l’apogée de ton isolement.

Photo : Girfs, Paris