Touba Dialo – M’Bour – Nianing – Joal-Fadiouth – Sine-Saloum

Bonjour, comment ça va ? Ça va. Et vous, ça va ? Oui, ça va. Et la famille, ça va bien ? Oui ça va bien. Vous aussi, les parents ça va ? Oui ça va, merci. Et le travail, comment ça va ? Ça va. Et vous, les affaires, ça va bien ? Oui, ça va bien. Et la santé alors, comment ça va ? La santé, ça va. Vous aussi ? Oui, la santé, ça va. Ah, c’est bien alors, on fait comme ça. Les salutations interminables, si comiques et étonnantes pour les toubabs que nous sommes.

07/01/01 : M’Bour. Restaurant Chez Paulo, rencontre avec Samba, prof de français, de latin et de grec. « J’ai habité 3 ans en Algérie. Là-bas, ils m’appelaient l’Africain. Je rentrais dans un magasin vide. Cinq minutes après, il était plein de monde, ils se bousculaient pour me voir ! Ils n’avaient jamais vu de Noirs ! » « Les Français avaient la notion d’assimilation, contrairement aux Anglais qui ne désiraient qu’exploiter économiquement le pays. Les habitants de Saint Louis, Goré, Rufisque étaient des citoyens à part entière. Il y avait des députés noirs à l’assemblée nationale, même si cette assimilation a signifié la destruction des traditions et la culture africaine. » « Senghor est un personnage ambigu. D’un côté il est le produit de la civilisation occidentale, il se sent redevable de ce patrimoine, et de l’autre il est le créateur avec Aimé Césaire de la notion de négritude qui vise à retrouver les racines de la culture noire. » Alors Samba nous déclame avec ferveur le poème Femme Noire de Senghor : « Femme nue ! Femme noire ! Vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté ! J’ai grandi à ton ombre… la douceur de tes mains bandait mes yeux… » Accord parfait entre sa voix ample et le son étincelant de la Kora, puissance dramatique du phrasé, violence et douceur en alternance. Samba nous raconte la femme, et à travers elle, il nous raconte la vie (encore une fois l’emphase qui gâte mon écriture ; je mets ça sur le compte de la bière sénégalaise). Son charme magnétique nous donne la chair de poule et redonne chair au mot négritude, parce qu’il parle avec son corps, un corps de Noir qui sait jouir et souffrir tout son saoul. Un jour, je renaîtrai Noir pour voir ce que ça fait.

Nianing, journée mi-vécue mi-rêvée : matinée passée à faire des croquis dans le ventre du baobab sacré, rêvasser de longues minutes en fixant l’horizon, fermer les yeux, essayer d’emporter avec soi les visions d’ici, rejoindre Nin’ pour le déjeuner, courir avec elle dans les herbes sèches, piquer un somme à l’ombre d’un palmier, rester tous les deux enlacés à goûter les derniers rayons du soleil,  se jeter dans la mer à la nuit tombée, s’endormir sur la plage, se réveiller au milieu de la nuit et regarder les étoiles jusqu’au lendemain matin.

Etienne M’Diouf, un ostréiculteur rencontré sur le ponton reliant Fadiouth. Il fait aussi la récolte du coton. Il tient un discours étonnant pour m’expliquer son métier :

– Il faut être pur pour pécher des huîtres. Si on est impur, les huîtres, après, elles ont des péchés. Les gens impurs, ce sont ceux qui conduisent les machines, les voitures, les bicyclettes… Il faut compter six mois sans avoir toucher une seule machine si tu veux redevenir pur. Il faut aussi prier beaucoup, beaucoup. Les jeunes maintenant, ils sont impurs. Alors forcément ils font des péchés quand ils récoltent des huîtres, et ils font un deuxième péché quand ils ne stockent pas leurs huîtres au soleil, parce qu’alors les mauvais esprits ne peuvent pas s’échapper des huîtres. Il faut les stocker comme faisaient nos ancêtres… Ce qu’il faut savoir aussi, c’est que les huîtres sont plus ou moins pures selon l’endroit où on les pêche. Chaque endroit a un nom d’animal : chien, chat, hyène ou chacal. Et si tu es bien avec l’animal ou avec la famille de l’animal (le chacal fait partie de la même famille que le chien), eh bien tu trouveras moins d’animosités dans les huîtres, moins d’esprits mauvais.

– Comment tu sais tout ça ?

– Je suis étudiant, j’étudie la nature, les esprits de la nature.

– Et les esprits te parlent ?

– Oui ils me parlent. Je suis issu d’une famille maraboutique. Dans les cimetières, grâce à l’esprit saint, les ancêtres nous enseignent comment travailler. Les terres que nous cultivons leur appartiennent. Il faut respecter la façon de travailler des anciens. C’est un sacerdoce de récolter le coton et de pêcher les huîtres. Il faut faire des ablutions et ne pas toucher de machines. Les jeunes aujourd’hui, ne travaillent plus, ou ils travaillent mal. Ils restent les bras croisés. Moi je travaille en respectant la tradition pour que les anciens, mon grand-père, ma grand-mère, puissent revivre un jour.

– C’est le prêtre qui t’a enseigné ça ?

– Non. Certains prêtres sont impurs, ils ont touché les machines. Je le sais parce que moi je vis directement avec la nature, sans machine. Je le sais parce que je suis étudiant et que je sais écouter les esprits. Je pourrais t’emmener dans ma pirogue pour te montrer comment on fait. On peut même y aller avec ta technologie (il pointe du doigt mon appareil photo).

Je suis au bord d’une réalité que j’ai du mal à appréhender. Je marche, je regarde, je rencontre des gens, je discute avec eux, je les écoute, je leur parle avec toute la sincérité dont je suis capable, mais une barrière invisible me sépare d’eux en permanence. Je suis né du côté rassurant de cette barrière. Je reste de cet Occident, quoi que je fasse. Même si je me la joue freewheeling, le risque pris en venant ici, même après avoir tout plaqué, est dérisoire par rapport à la précarité de leurs conditions de vie. Explorant l’Afrique sac au dos, à tout moment j’ai la possibilité de revenir dans le nid douillet de l’Occident. Dès que j’en aurai assez de découvrir la rugosité de l’autre côté, il me suffira d’acheter un billet retour pour vivre de nouveau à l’abri, dans le confort et dans l’ennui.

Tu m’as dit : on regarde mieux ce qu’on ne connaît pas et mon œil étonné regarde les manguiers et les baobabs déracinés qui défilent à toute allure depuis le taxi-brousse. Le gris vire à l’ocre sur la semelle de nos sandales. Ici la terre est rouge comme dans mes rêves. À chaque jour une nouvelle vie. La savane laisse place à un paysage de paludes. Les arbres se font de plus en plus rares. On peut voir les baobabs se regrouper par quatre ou cinq pour palabrer tranquilles.

Série d’impressions nouvelles, longues traversées peuplées de détails. Flux tellement dense de sons et d’images. Qu’est-ce qu’on retiendra de ce brouhaha indémêlable ? Essayer d’écrire en se tenant au plus près des sensations premières. Ne pas chercher à décortiquer ou à analyser. Simplement raconter ce que le regard capte.

Action musicale du climat. Nos peaux brûlées, nos corps plongés dans l’Atlantique pour ne pas qu’ils s’endurcissent trop et deviennent imperméables aux choses qui les entourent. Allongé sur le sable, je renifle ta nuque, lèche ton épaule salée et iodée. L’odeur de l’Afrique mêlée au goût de ta peau m’évade dans l’été divin.

Ce matin, cabotage paludéen. Notre pirogue remonte lentement un large bolong. On glisse tranquille sur l’eau quand notre regard est tranché net par un svastika peint sur une pirogue qu’on double au ralenti. Le svastika se détache en noir sur fond rouge et blanc. On questionne le piroguier et son pote. On n’obtient pas d’explications précises.

Aujourd’hui, jour de Korité, fin du Ramadan. Lassitude. J’attends qu’il me tombe quelque chose sur la figure mais rien ne se passe. Assis au bord d’un bolong, mon regard se perd dans une mer d’huile. D’ici, difficile d’imaginer que le manège occidental se poursuive de plus belle. Eau étale, ciel limpide, air tropical, odeur de mangrove : quelle quiétude, mais aujourd’hui, je ne suis sans doute pas à la hauteur du spectacle. Vie voluptueuse que j’ai pas la force d’aimer. Je me sens même pas loin de mordre le sable. Peut-être les médocs que je prends, ou la chaleur qui me fait divaguer. Ne pas faire chier les autres. Trouver un coin sombre. Aller se perdre un peu plus loin. Je piétine des tas de coquilles d’huîtres (c’est le pain quotidien du Sine Saloum). Chair de requin qui sèche sur des armatures de bois. Huîtres qui s’agrippent aux racines des palétuviers. Ma carcasse désorientée frôle les bougainvilliers gonflés de soleil. Je trouve finalement un gentil coin à l’ombre. Pendant de longues minutes, je ne bouge pas d’un cil et regarde le visage serein des Sénégalaises, leurs longs cils courbés. L’éclat de leur regard déjà me guérit. J’observe maintenant les racines de palétuviers se poursuivre en veines puissamment tendues. Elles déforment en la gonflant de façon grotesque la base du tronc. En fin d’aprem, je pique une tête dans l’Atlantique pour noyer les bulles que j’ai dans la tête. L’océan lavera tous mes crimes.

Merveilleux sourire de ce chef de village peul, ses traits fins, ses yeux en amande. Il nous offre une papaye en guise de bienvenue. Il nous montre sa carte de cultivateur. Nous explique ses différentes cultures. Il nous présente ensuite à ses six enfants, tous plus adorables les uns que les autres. Bonheur de ressentir la sérénité et l’harmonie qui règnent dans ce village.

Texte intégral ici : Touba Dialo – M’Bour – Nianing – Joal-Fadiouth – Sine-Saloum

Genèses dans les zones de flottement

Genèses dans les zones de flottement, les espaces entre les villes, les terrains vagues. Les portes de Paris agissent sur Léo comme des pôles magnétiques. Les parkings déserts, les friches industrielles, les voies ferrées abandonnées, les morceaux de taule dont on pourrait faire des sculptures, toutes les choses qui s’effondrent et ne font déjà plus partie du spectacle l’ont toujours fasciné. C’est sans doute parce qu’il aime se sentir à la lisière des choses, comme sur la grève d’Yffiniac où il courait enfant entre la terre et la mer, enveloppé de cette brume marine tendre et fraîche qui efface tout repère. J’ai grandi en décalé et maintenant encore, c’est dans l’entre-deux que je respire le mieux, lorsque j’ai l’impression d’échapper au contrôle social. Mes pensées ont besoin d’herbes folles, d’épaves rouillées et de beaucoup de ciel pour vagabonder. Léo peut errer pendant des heures jusqu’à ne plus savoir où il se trouve. Dérivant dans les interzones situées en bordure des villes, il s’imagine rejoindre les poètes et leur folie fragile. C’est dans la marge que se trouvent les braises, se répète-t-il. Le vide ouvre des possibilités de rêveries nouvelles. D’ailleurs, ce sont toujours les marginaux qui renouvellent notre façon de vivre. Aujourd’hui, il parcourt une ancienne zone industrielle située entre la Courneuve et AubervilliersSeuls quelques bâtiments définitivement provisoires se dressent çà et là. Le trop-plein de la ville est tenu à distance. Le bruit de la circulation est à peine perceptible. On entend quelques aboiements au loin. L’existence même de la ville semble incertaine. L’errance de Léo est parfois joyeuse, parfois mélancolique. Ce soir, les actualités rendent son humeur particulièrement sombre. Les rues sont sales, murmure-t-il, les habitants pourrissent sur place. Partout ça sent le malheur et le désespoir. Il s’accroupit près d’une benne à ordures, ramasse une boîte de conserve éventrée, passe son pouce sur le métal chromé rongé par la rouille. Trouver quelque chose de grand dans chaque déchet. Aussitôt reviennent les jeux de massacre de l’enfance, l’expo Warhol qu’il avait vu avec sa mère à la fin des années 80, et aussi les boîtes de sardines de la Croix-Rouge, couvertes de poussière, vendues dans une petite boutique de Chinguetti. Puis il regarde au loin, vers les entrepôts en briques désaffectés. Trois grues découpées sur l’horizon, comme des insectes menaçants. Qu’est-ce qu’ils vont bien pouvoir construire dans un endroit pareil ? Un asile ? Une prison ? Léo sent bien que le fil fragile le rattachant à cette vie de chameau est prêt à se rompre. Qu’est-ce que j’ai encore dans le ventre ? Est-ce que je trouverai le courage de jouer ma vie jusqu’au bout, d’en faire une affaire personnelle, de ma vie, et de la jouer sur ce qui me tient le plus à cœur ? Le promeneur se redresse. Il plisse les yeux. Dans le jour qui s’éteint, il n’a pas à forcer beaucoup son imagination pour se retrouver en plein Sahel. Rejoindre les déserts comme avantce serait fuir la catastrophe qui s’annonce. C’est lourd, pénible, mais c’est ici et maintenant qu’il faut se battre. Sans haine mais sans relâche. Léo reprend sa marche, attentif au presque rien. Il déambule parmi les amas de ferraille et les fleurs sauvages. Il longe d’anciennes halles industrielles aux dimensions remarquables. Le chemin s’ouvre au hasard. Au bout d’une demi-heure de marche, il s’arrête sur un terrain de foot abandonné, scrute les barres d’immeubles délabrés et les tours décrépites pour évaluer l’étendue du désastre. La fine pellicule est en train de craquer. Comment sauver ce qui peut l’être ? Faudrait reprendre le récit de notre errance depuis le début. Léo sort la caméra de sa sacoche. Je vais filmer les décombres du présent pour essayer d’inventer la suite.

(en images ici)