Tropique intérieur (3)

Henry Miller

À peine l’événement a-t-il eu lieu qu’un sentiment de perte t’envahit. Tu as beau scruter les visages, les gestes, les objets qui t’entourent, ton regard s’arrête à la surface des choses. Aveugle de nouveau, tu ne vois plus que les formes et les reflets, comme si rien ne s’était produit. La minute inouïe que tu viens de vivre n’est déjà plus qu’une mélodie lointaine qui s’évanouit sans que tu puisses la retenir. De retour au bureau, tu te frottes le visage. Tu tentes comme tu peux de remettre de l’ordre dans tes idées. Un prophète américain t’a remis son billet. Tu as clairement entendu son appel. Tu sens bien qu’un trésor inestimable t’a été donné durant ces quelques secondes hors du temps, mais comment le protéger pour qu’il t’aide à traverser les années de vache maigre qui ne manqueront pas d’arriver ? Oui, quelque chose te chatouille l’âme, l’apprentissage d’une nouvelle vie ne se fait jamais sans une certaine appréhension. Il y a autre chose à faire de son existence, mais quoi au juste ? Tu aimerais te dire que plus rien ne sera comme avant, mais à la vérité tu n’es sûr de rien. Désagréable sensation de ne pas avoir saisi tout ce qui t’avait été donné là. Tu ouvres un fichier Word et tapes les premières questions qui te viennent. L’après-midi tu le passes à revenir dessus :

Comment faire reposer ma vie sur un tel moment de foudre ?

Comment m’acclimater au monde nouveau que je commence à peine à découvrir ?

Est-ce qu’il est possible de  retraverser le miracle une seconde fois, de ressentir à nouveau cette intense volupté, presque douloureuse, d’être au monde ?

Me suffira-t-il de relire le Tropique du Capricorne, avec toute l’attention dont je suis capable, pour que réapparaisse ce puissant sentiment d’étrangeté ?

De retour chez toi, une voix fiévreuse  t’accompagne. N’aie pas peur. Rien ne doit plus te retenir. L’événement a réveillé le vieil enfant que tu abrites depuis toujours. Les choses ne doivent plus être comme avant, Léo, un changement définitif doit découler de cette lecture. Tous, ils essayeront de t’endormir. Ils tenteront de te faire oublier la pluie d’Egypte. Alors il faut que toi tu n’oublies jamais ces quelques phrases qui, en te bousculant, t’ont fait faire un pas de côté. Que tu n’oublie pas ce qui pourrait paraître aux autres comme presque rien, mais qui t’a arraché à la torpeur. Le vrai combat ne fait que commencer. Serre dans tes bras ta révolte et ta rage, serres-les tant que tu peux, mais sans haine.

Tu te fais la promesse de ne jamais faire taire la voix de Miller, d’assumer jusqu’au bout les conséquences qui découlent de ce que tu as entrevu dans le centre commercial. Tu fais confiance à tes intuitions. Malgré le brouillard qui t’entoure, tu te sens plein d’ardeur. Même si tu ne sais bien pas vers où aller, la virulence et l’insolence du vieil enfant t’incitent à avancer les yeux bandés plutôt que de rester les bras ballants. Le soir même, tu continues à écrire pour rendre compte du bouleversement qui a eu lieu. Écrire, c’est rendre possible cette naissance, voilà ce que tu te dis. Mais le cerveau est  grippé. Tu n’es pour l’instant capable que de phrases définitives. Qu’importe ! Dans la grotte que tu te crées, tu vas poursuivre patiemment l’exploration, entre orgueil et désespoir. Tu sais bien que le chemin avec les mots demande du temps et de la persévérance, et toi tu as la fierté de ne rien vouloir lâcher. Elle remonte à loin, cette rage qui te tient en vie. Elle t’accompagne depuis l’enfance. Tu sais que toi aussi, un jour, tu seras capable d’écrire quelque chose d’excessivement vrai. Alors tu pourras te dire : “  Pas mal, mon vieux. Oui pas mal… toi non plus, tu n’as rien d’une limace. ”