Ivresse

Emmailloté dans mon ivresse artificielle, je me laisse conduire dans un bar par un autre soûlard. J’ai toujours aimé les rencontres de hasard, et les conversations épisodiques dans les cafés. Parfois on peut aller loin avec quelqu’un rencontré au bord d’un zinc. Il n’est que 22 heures. Il m’en reste sur la pédale. Je me ressers un verre, et encore un verre. J’écoute les clients causer de leurs petites et de leurs grandes histoires. Tout ce qu’ils racontent semble si cohérent, récits logiques dénués de tout mystère. Moi je suis incapable de raconter ma vie. Trop décousue. Trop chaotique. Comment dire l’instable, le mouvant, le passé qui déborde le présent ? Autant essayer de mettre de l’ordre dans ses rêves… La vie des clients est métallique. La mienne c’est du chiffon, un vêtement informe plein de trous et de déchirures, qui s’effiloche de toutes parts. J’ai beau tenter de reconstituer le fil des événements, il ne reste de mon existence en jachère que des miettes, des fragments de réel. Pour ça que j’aime tant la poésie, paroles lointaines, éclats de voix dans la nuit, et aussi châteaux de cartes qui s’écroulent, navires en bouts d’allumette partis à la mer, visages sans nom, rencontres sans suite, élans coupés net. Les notes, les esquisses et les croquis toujours me ravissent. Je barbote dans l’évasif et défais ma vie négligemment. Pas grave, je ne fais que passer.

Doucement les choses se changent en vin. Dedans et dehors, pour toi c’est la même chose. Tordu du dedans, tordu du dehors. Hé ! Hé ! Cherche pas à t’évader. Le labyrinthe te protège de celui que tu pourrais être. Tu aimerais juste que quelqu’un t’aime, c’est tout. Tu aimerais que quelqu’un te raconte de belles histoires. Vivant reclus dans ton appart, ça fait trop longtemps que la lune est ton soleil. Tu te lèves. Miracle que tu tiennes encore debout. Tu cherches la sortie. La chaise électrique derrière le comptoir dissipe la lumière. Tu t’accroches à la première table qui se présente. Tu étouffes. Tu t’énerves. Doit bien y avoir un moyen de sortir d’ici ! Tu montes sur la petite table ronde pour toucher du front le ciel. Gamin, tu adorais danser sur les tables, et ce soir tu danses ivre, ivre de fatigue, ta carcasse en perpétuel déséquilibre. C’est ce qui rend ta démarche émouvante, à ce qu’on t’a dit. Bien sûr la table finit par chavirer. Du haut de ton ivresse, tu entrevois la mer un court instant, comme dans un rêve, puis tu t’étales comme une merde. T’inquiète, un artiste ne tombe jamais définitivement. Il trébuche souvent mais rebondit à chaque fois. Squelette en caoutchouc, tu apprendras à bondir par-dessus les obstacles.

Saluer la vie, même lointaine

Simon et Léo se reconnaissaient à leurs cicatrices. Leur fascination pour le bizarre, les marges, et aussi pour l’ailleurs les unissaient. De l’ailleurs ils ont longtemps espéré leur salut. Les soirs d’hiver, ils parlaient des voyages au long cours qu’ils allaient à coup sûr accomplir ensemble. C’était comme des prières. L’alcool et les visions d’Afrique et d’Orient, de celles qui rendent plus tard amer, leur montaient à la tête. Au fond d’eux, ils sentaient bien qu’aucun voyage n’était capable de combler leur attente. Mais au moins on n’est pas fascinés par la destruction et la course à l’abîme comme tous ces cons, se rassuraient-ils. Léo et Simon avaient peu d’égard pour le grand public. Ils n’aimaient pas mélanger leur odeur avec celle des autres. En réalité ils ne se préoccupaient que d’eux-mêmes. Ils se sentaient solidaires dans leur impuissance à aimer leur voisin de palier. L’amour universel prôné par le christianisme m’a toujours paru suspect, disait Léo de façon péremptoire. Déjà quand j’étais gosse, les amen répétés comme des mantras à la messe m’écœuraient vaguement. Ainsi soit-il, ainsi soit-il, tu parles ! Comment faire confiance à une religion qui s’est efforcée à séparer l’âme du corps… à rejeter le corps pour assurer le salut de l’âme ? La vérité c’est que le christianisme a pendant des siècles empêché les hommes de vivre leur vie comme ils l’entendent. Les soirs d’ivresse, Léo aimait bien « faire son Nietzsche », comme le lui disait Sarah.

Sans doute Simon et Léo étaient-ils des jeunes gens trop nerveux ou trop indociles pour l’époque. Ils n’avaient pas la modestie du démocrate, encore moins l’humilité du sage. Englués dans la matière de leurs habitudes, ils avaient le sentiment d’être entourés de seconds rôles de sixième zone. Ils vieillissaient doucement et l’insignifiance de leur vie les angoissait chaque jour davantage. Il ne s’agissait pas pour eux de devenir riches ou célèbres, mais ils auraient tout de même aimé que tout ça (toutes ces discussions de nuit blanche, ces tentatives artistiques sur toile pour Simon et sur papier pour Léo) n’ait pas servi à rien. Simplement laisser une trace, soufflait Simon, aussi infime soit-elle. Longtemps ils ont espéré que la porte s’ouvre pour eux, mais elle ne s’est pas ouverte. Quel espoir stupide ! Toute façon on est environnés de lâcheté, lançait Simon avec hargne. On n’a pas rencontré les personnes qu’il fallait, celles qui nous auraient permis d’exprimer pleinement notre talent.

L’arrogance de la jeunesse passe rarement le cap de la trentaine. L’emphase et la fougue dont Léo et Simon faisaient preuve dans leurs conversations d’étudiants se sont dégonflées une fois leur situation professionnelle stabilisée. Elles ont laissé place à l’ironie dans les meilleurs moments, au cynisme le reste du temps.

On tourne en boucle. On parle pour parlerDes ratés, voilà ce qu’on est devenus, marmonne Léo alors qu’il s’enfonce dans la nuit glaciale de Belleville, après une soirée un peu trop arrosée chez Simon. Ce soir il a l’ivresse maussade. C’est clair, on n’aura aucun destin tous les deux. On n’aura jamais que les miettes de l’histoire. Léo longe à grands pas les vignes du parc de Belleville. En haut du parc, il s’arrête un moment pour regarder les lumières de la ville dans le clair de lune. J’aimerais m’oublier un peu… Il faudrait être capable de saluer les étoiles invisibles au dessus de nos têtes. Saluer la vie, même lointaine. Léo prend son temps malgré le froid. Il rentrera à pieds jusqu’à son appart à Bagnolet. Sarah poussera son petit gémissement habituel quand il s’étendra près d’elle. Il sait que le sommeil sera long à venir.