L’adversaire

Léo avait un goût si prononcé pour la contradiction que ce goût s’adressait en premier lieu à lui-même.

 Léo – Hoel, c’est le mauvais ange redoutable que je me suis inventé pour me sentir moins seul, moins misérable. Il vagabonde à ma place, sans artifice. Je l’appelle Hoel Kerguelen pour la sonorité, et parce que ça fait du bien de se rebaptiser. Avec un nom comme ça, on imagine un capitaine sans vaisseau rescapé des mers australes. Hoel, c’est moi en plus vaste, plus lucide. On s’entredéchire sans cesse sans que personne ne s’en aperçoive.

Ça remuait à l’intérieur. Les élucubrations sautillantes de son double redonnaient un corps et une voix à Léo, et la voix qui résonnait en lui se faisait agressive. L’enfant sauvage s’émancipait. Il menaçait désormais Léo. L’indien dans sa réserve avait déterré la hache de guerre. Ça s’entendait à son rire.

Hoel – Il est temps de prendre le pouvoir et d’élever le ton. L’autre timoré m’encombre l’œsophage. Je dois vaincre ce double plein d’obéissance. Lui faire la peau et le déglutir une bonne fois pour toute. Un peu de fièvre dans une tête devenue si tiède, ça fera de mal à personne. Je m’appelle Hoel Kerguelen. Je suis le double de Léo. Sa part d’irréductible, celle qui sans cesse lui échappe et qu’il n’acceptera jamais. Parfois même je me dis qu’il n’est que l’ombre de moi-même, que mon existence a plus de consistance que la sienne. Disons que je suis à la fois moi-même et parfois lui dans mes instants de faiblesse. Comme lui, je suis né au mois mars, un vendredi. Le vendredi de la Croix, dans le far ouest français, à la pointe extrême de la terre comme disait Proust. Je m’appelle Hoel Kerguelen et je suis sans cesse ailleurs. Léo lui me dénigre. Il me considère comme un Don Quichotte de bureau. C’est normal, il a peur de l’Apache qui est en lui. Léo est un homme respectable ; je suis son remord. De l’intelligence certes il en a, mais pas de caractère. Il a préféré oublier la grande sauvagerie qui l’habite. Alors je me chargerai de vous raconter les épreuves et les illuminations de celui qu’il fut. Ce ne sera pas un témoignage (le réel m’intéresse peu), il s’agira bien d’un roman. Je suis comme un chien fouillant la poubelle des autres. Avec les morceaux de vie qu’elles contiennent, je construirai mes phrases comme je peux. Dans les bons jours, certaines d’entre elles me trouveront au coin du bois. Il suffira alors de les coucher tel quel sur le papier.

L’identité sociale de Léo est parfaitement définie. C’est ça qui le rassure. Huit heures par jour, il travaille en tant que chef de projet informatique, noble et exaltant métier s’il en est. De retour des pays chauds, Léo s’est fait zombifier en douceur. C’est l’histoire d’un autre qui défile maintenant sous mes yeux. Je regarde sans émotion l’homme en miettes qu’il est devenu, comme si un être factice dépourvu de toute qualité avait repris le pouvoir dans sa tête. Léo s’adapte comme il peut aux circonstances. Il répète à qui veut l’entendre qu’à aucun moment, même durant les heures les plus sombres du voyage, il n’a regretté d’avoir tout plaqué, que là-bas il a appris des choses qui ne s’effaceront pas de si tôt. Mais tout ça c’est du flan. Je le connais bien mon Léo. La vérité, c’est que durant ce voyage il a perdu pas mal de plumes. Il garde l’amertume d’un rendez-vous manqué et se sent tout aussi ignorant qu’avant. Aurais-je fait une grosse bourde à un moment donné ? se demande-t-il. Et si ça avait été à refaire ?… Hé ! Suis-je encore passionné ? Amoureux ? Vivant ? Ah… l’effort que ça demande d’être vivant, l’effort qu’il faut pour s’arracher à la glue des habitudes. Existe-t-il encore quelque chose de beau, de grand, de fort qui me pousse à continuer ? Comment faire jaillir l’insolite au bout de l’habitude ?

Genèses dans les zones de flottement

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Les portes de Paris agissent sur Léo comme des pôles magnétiques. Dans ces interzones, le trop-plein de la ville est tenu à distance. Seuls quelques bâtiments définitivement provisoires se dressent ça et là. Le vide ouvre des possibilités de dérives et de rêveries nouvelles. Léo a toujours aimé les terrains vagues, les friches, morceaux de taules et de ferraille rouillée, toutes ces choses qui s’effondrent et ne font déjà plus partie du spectacle. Il a toujours eu envie de se sentir à la lisière des choses, comme sur la grève d’Yffiniac où il courait enfant à la lisière de la terre et de la mer, enveloppé de cette brume marine tendre et fraîche qui efface tout repère. J’ai grandi en décalé. C’est dans l’entre-deux que je respire. D’ailleurs ce sont toujours les marginaux qui renouvellent notre façon de vivre. C’est dans la marge que se trouvent les braises, dans la marge aussi qu’on trouve la source du temps, se dit-il avec un brin d’emphase.

Photo : Girfs, Paris

Au Bal Perdu

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Sarah et Léo prennent un café au Bal Perdu, à l’ombre des Mercuriales. Ils se remettent de leur déménagement. Ils sont finalement passés de l’autre côté, du côté des grands ensembles, des cités, des quartiers, des zones urbaines sensibles comme ils disent. La pression immobilière les a fait s’installer dans une tour à Bagnolet, dans les zones prétendues inhabitables à la bordure du périphérique. Ces zones qu’on appelait la Zone au XIXème siècle, et qui désignait la zone militaire fortifiée entourant Paris. Georges Duhamel l’appelait aussi le grand camp de la misère. Il était interdit d’y construire quoi que ce soit. Aujourd’hui encore, l’endroit n’est pas très attractif, mais le vide et la désolation du quartier correspondent bien à l’état d’âme de Sarah et de Léo. Attablés au Bal Perdu, ils regardent les Chinois à la mine épuisée descendre des hauteurs de Bagnolet avec leurs charriots pleins à craquer de claviers d’ordinateurs, d’appareils photos, de chaussures et autres objets récupérés dans les bennes à ordures des beaux quartiers, pour aller les vendre porte de Montreuil, sur le marché à la sauvette au-dessus du périph.

Photo : Girfs, Paris

Affranchissement

Robert Wyatt, Alifib, c’est la musique du soir. Lorsqu’une chanson devient déchirante et fait remonter en nous une multitude de souvenirs essentiels qui ont construit notre vie. Dans le mystère d’une poussée de lait, Léo croit se souvenir de presque tout ce qui a compté. Sa rêverie l’emmène vers les premiers accidents. Avec le recul ils ont gardé leur côté raté mais avec quelque chose de surprenant et de presque grandiose. Léo a le souvenir aigu des satori de son enfance. C’est le temps mythique des origines, le Dream Time qui revient peut-être à nouveau pour lui. Le souvenir d’être tout près d’une barrière, ou bien à la lisière d’une clairière. Des endroits fascinants qui resurgissent très tard dans la nuit lorsque qu’on regagne son corps d’origine.

Léo fixe un long moment la photo que Sarah avait prise de lui à leur retour d’Afrique. Son portrait le dévisage du passé. Il faudrait remonter à la source, se dit-il. Et soudain il est pris de vertige. Il voit la photo sans lumière sortir de son cadre et se voit lui entrer dans la photo. Passé le moment de stupeur, il se décide à suivre le cours d’eau et remonte les eaux mortes de la Rivière-du-Loup. C’est la rivière des chansons folk américaines, Léo connaît bien. La nuit resplendit plus vivement à l’intérieur de l’image. Un chant triste et glorieux lui monte alors aux lèvres : My soul is stormy and my heart blows wild, il a entendu ces paroles quelque part. Libre de toute contrainte, Léo aimerait se diriger vers la nature vivante par delà l’Éden. Qu’importe le passage du nord-ouest, à ce stade on ne tient plus compte des poteaux indicateurs. Arrivé dans l’île du roi Guillaume en un clin d’œil, c’est l’éblouissement, suivi d’une onde de choc qu’il fait artificiellement durer. Mais le miracle est ténu et déjà c’est le déclin, puis la chute, et peut-être même bientôt le reniement car les éblouissements comme le reste sont voués à l’oubli, tu sais bien. Léo réalise qu’il n’est pas encore prêt, et qu’il ne sera peut-être jamais assez près du quelque chose d’autre qu’il a entrevu. Mais tout de même, se dit-il après avoir laissé passer un peu de temps, il y a eu la vérité de cet éblouissement, la réalité de cette extase fugace ressentie dans tout le corps, comme la promesse d’un salut.