La dégradation des sentiments

David s’amusait à nous provoquer et Simon s’amusait à lui répondre. Ça faisait un petit moment que ça durait. Les verres se vidaient, les esprits s’échauffaient quand Simon a lancé : « Oui, c’est une réaction prévisible, chacun cherche à justifier sa lâcheté comme il peut. – Quoi ? C’est toi qui me parle de lâcheté ? » lui rétorque David avec un méchant sourire. Toute trace d’amusement a disparu. « Mais regarde-toi ! Regardez-vous, tous les deux ! Vous faites de sacrés révolutionnaires, c’est sûr ! ». Il nous désigne du doigt, moi et Simon. « L’un travaille à la Société Nationale des Tristes Clowns, l’autre à la Compagnie Universelle des Télécoms, et qu’est-ce que ça fait toute la journée ? Ça se tient au garde à vous et ça tremble devant des petits chefs. Mais par contre attention ! Le soir venu ça rêve d’un réveil des consciences ! Nos révoltés à la petite semaine se montent le bourrichon sur une révolution mondiale. Ils fomentent en douce des actions subversives pleines d’éclat… Tu parles ! Vous me faites marrer. Vous menez la vie la plus médiocre qui soit et vous vous permettez de donner des leçons aux autres ? Mais vous n’êtes que des petit-bourgeois, des petit-bourgeois qui vivez bien au chaud, qui remboursez jour après jour votre petit appart, gentiment, comme tout le monde. Alors continuez à vous branler le cerveau sur une hypothétique révolution, on fera les comptes dans vingt ans ! – Les comptes ? Quels comptes ? » lui répond Simon avec tout le mépris dont il est capable. « Justement, y a pas de compte à faire, y aura jamais de compte à faire. C’est là qu’on voit que t’as rien compris… T’es qu’un collabo comme les autres, c’est ça la vérité. – Bien sûr que je suis un collabo, et tu veux savoir ? Toi aussi, et Léo et Samuel, on est tous des collabos ! Et même pas des grands collabos, non, des tout petits collabos de rien du tout, des minables qui survivent tant bien que mal dans cette tyrannie minable. Mais moi au moins je me la joue pas grand révolutionnaire, je perds pas mon temps à critiquer le spectacle à longueur de journée. Le spectacle ! Le spectacle ! Mais c’est devenu d’un ringard, mes pauvres vieux ! Ça en devient tellement ridicule d’être à ce point décalé de la réalité ! – Et c’est quoi pour toi la réalité ? C’est ta petite vie de salarié ?… »

La conversation s’est poursuivie ainsi, chacun restant enfermé dans son argumentaire et son contentement de lui-même. David et Simon firent encore quelques phrases, je n’écoutais plus. Je regardais Samuel qui les observait de ses yeux clairs, sans rien dire. Il avait les traits tirés et le teint cireux. Une grosse barbe lui mangeait le visage. Au début de la soirée, Samuel avait éludé la remarque que lui fit David sur sa mauvaise mine. Derrière sa barbe on devinait un vague sourire, je crois. Il avait les yeux perdus dans le lointain. À mille lieues de la conversation. C’est comme si l’homme silencieux avalait le bruit qui l’entourait. Il nous laissait face à notre insuffisance. Samuel a toujours semblé regarder au-delà de ce que nous-mêmes nous voyons. Il avait dû être le premier à constater la dégradation des sentiments qui autrefois nous unissaient. Peut-être se réjouissait-il de constater, ce soir, que cette dégradation était parvenue à son terme. Sans doute avait-il compris bien avant nous que notre aventure collective était vouée à l’échec. Il devait savoir qu’il est illusoire de vouloir créer une communauté d’esprits libres. Chacun doit mener son propre chemin, m’avait-il dit une fois, avec son air faussement désinvolte. Il avait raison. Chacun de nous est maintenant échoué sur son récif, sans réel dialogue avec les autres. On n’inventera plus d’autres mondes. On ne s’assignera plus d’autres missions ésotériques. Notre étrange guérilla a pris fin. La vie solidaire est derrière nous. L’opposition était sans doute trop forte. Sans nous en rendre compte, on est devenus des gens tristes, et il n’y a aucune poésie à tirer de la tristesse. La tristesse sclérose les sentiments. Elle isole et elle nous a enfermés sur nous-mêmes.

Silences de l’amitié

C’était l’époque où on tournait le monde en dérision. On n’était toujours pas bien sûrs de nous mais, depuis qu’on avait démystifié la plaisanterie, on se sentait moins ahuris qu’avant. Notre amitié semblait alors inaltérable. On avait fait le choix d’exister et on avait l’impression d’être à peu près les seuls dans ce cas-là. Suffisait qu’on se retrouve ensemble, qu’importe l’endroit, pour qu’une étonnante allégresse naisse de nos échanges. Dans la rue, on lançait à la cantonade des phrases surréalistes. Dans les soirées étudiantes, on racontait aux invités le premier bobard qui nous passait par la tête pour le plaisir de surprendre l’autre et de s’inventer d’autres vies. Nos fous rires font partie de mes souvenirs les plus précieux. On se marrait tout le temps, pour des riens. C’était bien souvent des blagues idiotes qui ne faisaient rire que nous. Je me souviens aussi des heures silencieuses et de la lenteur qu’on avait en commun. Dans ton minuscule studio de la Cité du Labyrinthe, on écoutait Ferré en buvant bière sur bière et en grillant blonde sur blonde jusqu’à la dernière cigarette. Il y avait là un trésor. Les frissons montaient comme la fumée. Pas besoin de se parler durant ces longues éclaircies, on savait qu’on poussait les mêmes murs. Alors on restait comme ça, assis côte à côte dans le calme, sans en ressentir la moindre gêne. Ces silences partagés furent d’une qualité telle qu’ils rendirent possible notre lente émancipation. Ensemble on a défini sans le savoir un certain art de vivre qui, plus tard, nous a permis de surmonter bien des déceptions. Maintenant je m’en rends compte, les vraies rencontres sont rares. Il est même possible de traverser sa vie sans rencontrer personne. Depuis le début de notre amitié, je sais que la joie partagée est un miracle.