Le spectacle du monde après toi

Très heureux d’échanger ce mois-ci avec Isabelle Pariente-Butterlin dans le cadre des vases communicants. J’aime son écriture. A lire ses bords des mondes, même sensation que quand je me retrouve dans la baie de mon enfance à scruter l’horizon, à la fois en retrait du monde et dans une grande acuité.

L’envie de cet échange est née de la lecture de sa splendide série Supplique aux morts. Longtemps que je n’avais pas lu une série de textes aussi forte. J’ai donc proposé à Isabelle d’échanger à partir des Suppliques. Elle n’était pas sûre de pouvoir encore écrire sur le thème de l’absence et de la disparition, et puis elle m’a offert ce très beau texte :

Tout est normal. Pas la peine de vérifier. Les passants marchant, courent, rient. Tout est normal. Rien n’a changé. Il y a un homme qui tire de l’argent à un distributeur. Il est devant moi. Tout est normal. Je respire de l’air vaguement pollué. Ça ne me gêne pas. Pas plus que ça. Je marche moi aussi. Un pas puis l’autre. Sur le trottoir, les premières feuilles d’automne tombent et crissent sous les pas. Rien n’a changé. Maintenant comme l’année dernière. Maintenant comme l’année prochaine. Les premières feuilles crissent sous les pas, un pas puis l’autre, tout est normal. Je ne vérifie pas. Je préférerais que tout ait changé parce que, là, vraiment je ne comprends plus rien. Une petite fille court à ma rencontre en sautant à la corde. Sa mère est derrière elle et la suit des yeux. Petite tache colorée. Elle court, elle arrive à ma hauteur et passe sans me regarder. Puis la mère arrive à ma hauteur. Nous nous croisons. Elles sont vivantes. Très clairement vivantes. Je les entends se parler derrière moi mais je ne comprends pas très bien. Ce qu’elles se disent. Elles s’éloignent. Moi aussi. Trajectoires opposées. Et puis ce mur qui n’en finit, et ces vêtements trop chauds qui m’étouffent, je n’aurais pas dû, mais je n’avais pas le choix, il fallait bien mettre du noir. J’ai trop chaud. Le soleil tape sur le mur, se réverbère, me revient, tape, cogne, c’est plus difficile d’avoir envie de pleurer en plein soleil. Tout est normal. C’est plus dur ainsi, en plein soleil, dans un jour où tout est normal. Tout est normal dans la vie de tous les jours, dans la vie de tout le monde. Un klaxon fait entendre sa voix de fausset. Ça déraille. Un peu tout déraille. J’ai de la chance si je ne trébuche pas avec ces chaussures qui ne me vont pas. Je vais les retrouver et je ne sais pas ce qu’il faudra dire. Je ne sais pas ce qu’il faudra faire, j’ai besoin de tenir ta main. Je n’en sais rien. Il y a eu d’autres automnes et ils étaient différents. Et tous les automnes qui viendront seront différents de tous ceux qui l’ont précédé. Et puis entre les deux, il y a cet automne là, dont les feuilles à jamais me marqueront. Je n’y peux rien. Je sais que toutes les impressions de ce moment, de cette avenue que je remonte, mon pull trop chaud pour ce jour ensoleillé, et mes pas qui dérapent sur les feuilles, toutes, elles viendront se rejoindre, se conjoindre dans les souvenirs du jour où on t’a porté en terre. Dans quelques instants, je les rejoindrai, je ne serai plus dans la solitude de mon chagrin, je ne serai plus seule, il y aura autour de moi celui qui s’écroule, et celle qui s’effondrera, et pour l’instant il y a la douceur de l’automne et je me souviens d’autrefois. Tout est normal. Rien n’a changé. Du monde, rien n’a changé. En moi, tu dessines un creux. Ton absence dessine un creux. Un manque. J’ai l’impression de réussir un tour de force à ne pas me plier en deux de douleur. Dans les profondeurs de mon être. Il y a l’absence de toi qui s’est installée. Ces automnes ne seront plus jamais les mêmes dans un monde qui prétend être le même. Tout est normal. Ils vont pleurer, je sais. Je sais qu’il ne peut pas en être autrement. Je ne sais pas comment je ferais dans un monde qui n’est plus le même, qui ne sera plus jamais le même, ce n’est pas la peine de faire semblant. Désormais rien n’est normal. Rien ne sera plus jamais normal. Je croise un groupe d’hommes, ils rient très fort, voix graves, éclats de rires, canettes de bière à la main, ils arrivent à ma hauteur et l’un d’entre eux me pose la main sur le bras, je peux sentir son haleine lourde comme toute la présence du monde :

— Ben souris, où tu vas comme ça, toi, avec ta tête d’enterrement ?
— À un enterrement.

Texte : Isabelle Pariente-Butterlin

Mon texte chez elle.

Et la liste des vases communicants en octobre 2014. Grand merci à Brigitte Célérier pour l’animation chaque mois et la lecture amicale des textes.

tu voulais écrire en musique

Ravi de participer une nouvelle fois à cette belle aventure des vases communicants où chaque mois on découvre des mondes dans des mondes.

C’est justement grâce à une précédente édition que j’ai découvert Chez Jeanne et son babelibellus aux tiroirs bien remplis.

Pour démarrer l’année en beauté, on échange sur les livres, la musique et l’écriture. Très heureux donc d’être accueilli chez elle pour mon Proust big fun.
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tu voulais écrire en musique. tu écris toujours en musique. à fond dans les oreilles. pour étouffer le bruit du monde. tu voulais..
mais le bruit du monde s’est fait par dessus les sons. pas un ne convenait pour éteindre bruit, fureur et tout ce que ça impliquait.
quelle musique, quelle mélodie, que mettre sur ce jour-là qui ne méritait pas d’être venu jusqu’à toi ? que poser de soi pour qu’un son devienne espace ? où trouverais-tu ce moment entraînant, exigeant et sûr de soi pour écrire à nouveau sans silence ?
ça ne viendrait. ça ne s’arrangerait pas à l’aube revenue. tu ne pouvais plus entendre. tu ne voulais plus être avec ces colères et rages qui t’envoient ad patres la gueule enfarinée.
tu voulais écrire en musique. tu le fais toujours. tu trouves un son, une.. mélodie, une.. histoire, des.. pleurs et tu cours sur la page tu écris.
tu voulais et c’est aujourd’hui différent. tu veux imposer le silence au monde. tu ne veux plus rien entendre que les mauvaises nouvelles qui inlassablement viennent et ne t’étonnent plus. tu as perdu ça sans le rythme des souls pleurants et des rages. tu as serré les poings, les dents et tu n’as pas trouvé l’écume de ce qui sourd en toi.
d’une musique écrire mais sans..
il n’y avait pas cette saveur particulière d’un souvenir d’écrit, pas cette bande son qui imageait ce qui venait au creux de tes mains.
tu voulais et ne pouvais plus.
écrire en musique imposait son rythme qui n’était plus le tien.

Texte : Chez Jeanne

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Liste des vases communicants en janvier 2014 , un grand merci à Brigitte Célérier pour l’animation et la lecture attentionnée des textes échangés.

Nouvelle vie

Pour ces vases communicants de décembre, je suis ravi d’accueillir Michel Brosseau. Michel Brosseau c’est pour moi la découverte de Mannish Boy et de son écriture brute, toute en « bribes et flashs », avec des phrases dures comme des cailloux.

On a décidé d’échanger sur le thème « Vie nouvelle » ou « Nouvelle vie », c’est selon (mon texte chez lui : dans la nuit heureuse). Pour le coup nos deux textes sont partis dans des directions très différentes, et c’est très bien comme ça.

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Tu ressembles au Lazare affolé par le jour

Les aiguilles de l’horloge du quartier juif vont à rebours

Et tu recules aussi dans ta vie lentement

Zone, Apollinaire

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Une nouvelle vie ! Ils sont nombreux à l’agiter, la formule. Avec la fin de l’acné que ça commence. Bac en poche, tu entames des études ? Une nouvelle vie ! Un sac de bouquins dans une main, un sac de fringues dans l’autre, tu quittes le domicile de papa-maman : une nouvelle vie ! Et après ça n’arrête plus : tu commences des études, tu te mets en couple, tu commences à bosser, t’as un gosse, un autre… Chaque fois, une nouvelle vie qui commence. Tu perds ton boulot, tu te fais plaquer, tu pars en retraite ? Le chœur entonne encore son refrain : nouvelle vie qui commence ou, parce qu’un peu de gêne, nouveau départ que tu prends. Ou comment tu rebondis. Même des malins qui en ont fait un magazine, c’est dire ! Perso, je supporte plus ces histoires de nouvelle vie. Question d’âge, j’ai l’impression. Mais là, je vous vois déjà prêt ! Sur vos lèvres, la formule qui s’amorce : maturité ! Autant vous prévenir tout de suite : niet ! Inutile de tenter le coup, je vous dis ! Nouvelle vie, maturité, force de l’âge : pareil au même. Du subreptice ! Qui se complaît à changer de visage. Hautement vicelard, comme concept ! Mais arrivé à bientôt cinquante piges, il y a un truc et un seul dont je suis sûr et certain : à ranger au rayon des promesses non tenues, maturité et compagnie. Et point barre ! Illusion, le gros lot gagné au fil du temps. Honnêtement, d’avoir été dans le monde, ça m’a apporté quoi ? Sinon l’idée fixe de sortir de l’arène ? Le sentiment qu’urgent de trouver un endroit où me planquer ? Comme ici un peu, là d’où j’écris : à l’écart. Read More

la lettre dans la ville

Pour ces vases communicants de novembre, heureux d’accueillir François Bon, qu’on ne présente pas, créateur notamment d’espaces de survie toujours plus ouverts dans un monde toujours plus instable. Je ne vais pas énumérer tout ce que je dois à François. Simplement dire que sans lui ce blog n’existerait pas.

On a décidé d’échanger sur le thème de l’enfance. Voici son texte, et chez lui mon texte accompagné d’une photo de l’ami girfs.

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On avait pris au sérieux l’idée de Georges Perec: la lettre W à jamais symboliserait le souvenir d’enfance.

Ce serait dans toutes les villes, tous les pays.

C’est qu’on avait si peu d’enfance, désormais, dans la vie qui nous était faite. Trop vite appelés à se plier aux normes. Trop vite dans les normes, et puis si vite déclassés ou rejetés.

Les souvenirs d’enfance se répétaient: eux-mêmes étaient fabriqués, monnayés, portaient le logo des parcs d’attraction ou de la compagnie de films.

Les souvenirs d’enfance se mesuraient aux objets consommés, déclinés en production de masse.

Et pourtant c’était l’enfance: un regard qu’on croisait, des voix ou des deux de l’autre côté d’un grillage d’école, ou dans le fond d’un parc et on le savait – rien n’avait changé, rien ne changerait jamais.

Et c’est cela qu’il fallait sauver. Le sauver en entier, les gestes et les regards, et les règles de ces jeux et le petit nom qu’on leur donnait ou les paroles qu’on y ajoutait.

Et puis, pour chacun, dans l’archive des souvenirs d’enfance, un peu de l’air respiré aux saisons chaudes ou trop froides, et la liste des destinations, et le plan des maisons, et la description des chambres.

Et puis on suivait le progrès: on pouvait y associer les photos de classes, le nom des copains, puis des rencontres. Tout cela était centralisé avec les éléments matériels.

On avait désormais, dans chaque ville qui l’acceptait, un dépôt d’enfance, où vous pouviez venir si vous le souhaitiez, et rouvrir le coffre qui vous appartenait (ou la boîte de carton sur les rayonnages automatiques, tout était facile avec le matricule), ou simplement gérer cela à distance.

On pouvait désormais le dire avec fierté: la lettre W, quand elle apparaissait dans la ville, était le signe même de l’enfance en dépôt, de l’enfance souvenir, de l’enfance en partage.

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Texte et photos : François Bon

Liste des vases communicants en novembre 2013

Le masque de la nuit

Ce mois-ci , dans le cadre des vases communicants, j’ai le plaisir d’accueillir un texte d’Eric Dubois. Eric Dubois est un poète qui ose le lyrisme. Il écrit une poésie vivante qui refuse l’hermétisme et s’adresse à chacun.


Le masque de la nuit

regret

A pour visage l’oubli

permanent

On emporte ce qu’on aime

Qui attend l’aube claire

mais l’espoir

On cherche toujours

fait son chemin

A dévoiler le sujet

le cœur est sensible

Dans son habit de sable

 

Octobre 2013

ERIC DUBOIS

Eric Dubois est né en 1966 à Paris. Auteur de plusieurs ouvrages de poésie aux éditions Le Manuscrit, Encres Vives, Hélices, l’Harmattan, Publie.net. Responsable de la revue de poésie en ligne « Le Capital des Mots ». Blogueur : « Les tribulations d’Eric Dubois ».  Chroniqueur dans l’émission « Le lire et le dire » sur Fréquence Paris Plurielle (106.3 fm Paris) depuis 2010.

http://ericdubois.net

http://le-capital-des-mots.fr

Le blog d’Eric Dubois  « Les tribulations d’Eric Dubois » accueille un de mes textes, toujours dans le cadre des Vases Communicants.