Paris 1998

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Sept ans plus tard : même couloir, même volée de marches, même quai. J’avance comme une machine, je me dirige quelque part, je vais à mon gagne-pain. Le terrain de jeu s’est nettement rétréci. Je marche, le dos chargé de tristesse. Porte Dauphine. Je presse le pas, double des gens. Surtout ne pas réfléchir. “ Veuillez vérifier le motif départ, je répète, veuillez vérifier le motif départ… ” Un ivrogne sur le quai déclame des vers incompréhensibles. Surtout ne pas s’arrêter, ne pas le regarder, faire l’aveugle comme tous les autres. Seule son odeur le préserve d’une totale disparition. J’entre dans la rame. Une joyeuse troupe d’étudiantes jette de la lumière dans le compartiment. Elles sont belles comme un miracle. C’est le cœur du réseau, le big-bang d’une rame surabondante. Une des filles au téléphone : « … mais non, rien chouchou, j’t’ai dit que j’ai un partiel mardi, faut que j’tafe, c’est tout… ». Les mains enfoncées dans les poches, je peux toucher à loisir ses cheveux d’or. Presque incroyable que, dans l’enfer qu’on s’est créé, il existe encore des filles avec des cheveux si soyeux, me dis-je. Incroyable de pouvoir les contempler, les sentir et les frôler en toute impunité après des millénaires de regroupements et de dissociations atomiques. L’excès, la douceur, la légèreté, la sauvagerie : elles demandent tout de la vie. Pourtant les types qui les entourent semblent ne rien voir, ne rien ressentir. Aucun d’entre eux n’esquisse un sourire. Comment expliquer leur comportement gélatineux parmi ce flot de seins frémissants sous les pull-overs aventureux ? Dizaines de corps entassés lisant les panneaux de pub qui défilent, rêvant peut-être d’être retenus dans la Grande Loterie Nationale des États-Unis d’Amérique, comme il est écrit sur l’affiche. Dizaines de corps entassés tous tendus vers l’azur et comme entrant dans le sillage d’une comète.

Photo : Girfs, Paris

Paris 1991

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Arrivée à Paris en 1991 pour les études. J’habite dans le 18ème, rue Marcadet. Que cette ville est belle quand on a 18 ans… Je prends conscience à quel point je suis jeune et à quel point il faut que j’en profite. Après avoir surmonté adolescent les années 80, je découvre enfin la liberté. Barbès, Barracuda, Maracaibo, écrasés de soleil. On doit être début juillet. Il y a des robes de mariées à têtes de paraboles au coin de la rue. Je prends possession du territoire avec ardeur. Ici est mon royaume, me dis-je. Paris est un vaste terrain de jeu quand on est étudiant. La ville a la majestueuse indifférence des dieux. On peut y vivre presque sans entrave. Je ne suis personne et je n’ai plus peur de rien. Je passe mes week-ends et une partie de la semaine à faire ce que j’aime le mieux au monde : marcher au hasard dans la rue. Ce sont des jours d’infinie gratitude. Je me balade sans raison du matin au soir. À chaque sortie, le macadam me réserve de nouvelles joies, comme me retrouver à minuit au milieu de la place des Vosges, parfaitement seul au cœur du paradis. Durant la semaine je respire à plein poumon l’air délicieusement tiédasse de la ligne 4. Au fond de moi des visions de commencements d’univers. « Mesdames et Messieurs, pour voyager en toute sécurité, soyez désinvoltes, n’ayez l’air de rien. La Compagnie s’excuse de la haine occasionnée et vous souhaite un bon voyage ! » Correspondance ligne 12 / ligne 2, station Pigalle, direction Porte Dauphine. J’observe les grandes tâches de moisissure qui rongent le plafond. À une dizaine de mètres, il y a une vingtaine de marches à gravir. Après la volée de marches, le tunnel tourne à angle droit sur la droite et on arrive au quai. J’entends le bruit de la rame. Grâce à ma connaissance des lieux, je sais immédiatement si la rame s’approche ou si elle s’éloigne. Cinq ans de ma vie à parcourir cet espace de termitière. Maintenant encore mon rythme cardiaque s’accélère dès que j’entends cette rame de métro.

Photo : Girfs, Paris

Pour cause d’indifférence générale

Ce matin, dans la rame de métro, quelqu’un a glissé à la place des habituelles pubs pour magazines télé une affichette blanche sur laquelle est écrit : “ Pour cause d’indifférence générale, demain est annulé. ” Comme chaque jour, tous les passagers de la rame ont la même expression d’accablement sur le visage. Je commence à les imaginer en costume Renaissance et soudain le miracle se produit : tous seigneurs et ecclésiastes, ils sortent d’un tableau du Greco. C’est l’Enterrement du comte d’Orgaz porte de Bagnolet. Leur tristesse revêt alors une dignité et une distinction inédite.