Bamako

27/01/01, de Tambacounda à Bamako : Départ du train à 22h. Toujours aimé les trains de nuit, passage d’une vie à l’autre. Johan est reparti hier en France, c’était chouette de vivre ces quelques semaines africaines en sa compagnie. Après une bonne nuit de sommeil, on se réveille frais comme des gardons. Dans le compartiment d’à côté, un Gambien originaire du Mali et une Canadienne jouent du djembé à un rythme effréné. On s’exclame et on les applaudit. Je vais dans le couloir, je jette un œil au concert improvisé tout en regardant à la fenêtre le paysage irréel qui défile : canyons ocres avec des dégradés de brun surgissant de la savane, arbres au feuillage argenté, vermillon, jaune, fauve, vert pétant (n’en jetez plus) puis drôles d’arbres à l’écorce sombre et comme ornés de merveilleuses roses rouges. À mes côtés, un passager semble lui aussi fasciné par le spectacle. Au bout d’un moment, nos regards se croisent, on se salue en silence, puis la conversation s’engage. Il est Gambien. Il me dit que les Maliens sont plus « strictfull » que les Sénégalais, « strictfull like english people », précise-t-il. Il semble particulièrement apprécier le Mali : « There’s no beggars in the streets. » Nouveaux applaudissements derrière nous, je me retourne un instant (rires, embrassades, tapes dans la main) puis regarde à nouveau par la fenêtre. Le train décélère et traverse au ralenti le fleuve Sénégal. Arbre déraciné sur la rive sablonneuse, deux nuages isolés se reflétant sur l’eau étale et au loin une pirogue qu’une voile de fortune fait glisser lentement. Toujours en revenir aux cours d’eau et à la mer. Je suis captif des images très réelles qui défilent sous mes yeux. L’ombre de moi-même laissé quelque part, dans un coin de désert au sud du Maroc ou dans l’Adrar mauritanien. Regrets effacés par le paysage qui accélère alors que le corps ne bouge pas d’un pouce. Bientôt les terres brûlées. La savane va céder la place au désert.

Arrivée à Bamako (du bambara Bammakô qui signifie le « marigot du caïman ») sous un ciel de poussière. À peine arrivés, visite éclair d’une demi-heure. Sens tendus à l’extrême, flot d’images fugitives comme des apparitions. Fourmillement du cerveau à chaque nouvelle plongée en terra incognita. Les toutes premières visions que l’œil capte, les odeurs nouvelles, les sons inédits de la rue : je sais que ces premières impressions d’un nouveau territoire qu’on explore seront aussi les plus durables.

Des vendeurs sympathiques, pas du tout agressifs. Pas ou peu de mendiants (ce qui serait inimaginable dans une ville sénégalaise de cette taille). Quelques beaux bâtiments coloniaux en cours de restauration et, au sud de la ville, notre première rencontre avec le fleuve Niger. Large, paisible, puissant, absorbé-absorbant le bleu profond du ciel. Ça et là des îlots verts, des pirogues effilées ayant l’allure de felouques, et de généreuses lavandières (quel mot délicieusement désuet) sur les rives du fleuve elles aussi généreuses. Les femmes portent de très belles robes en tissu Wax. On croise un homme à moitié nu qui parle tout seul à un chien jaune, galeux, qui lui tient aimablement compagnie. On s’arrête devant le monument commémorant les manifs pour la démocratie, la liberté de la presse et le multipartisme. Une mosaïque représente la figure d’un martyr au-dessus d’une foule de manifestants. « OSER LUTTER, C’EST OSER VAINCRE » peut-on lire sur une banderole.

Balade dans un vaste terrain vague qui borde la ville. Nin’ est aux aguets. Elle attend que le soleil décline encore un peu pour prendre des photos. Je m’assois sur un pneu crevé. C’est drôle, ma Bretagne intérieure ne m’a jamais été aussi présente qu’ici, en plein Sahel. Le paysage dépouillé ravive le souvenir des longues promenades en solitaire sur la lande et la grève.

Circulation convulsive, brouillard bleu gitane des gaz d’échappement, rues fourmillantes à toute heure du jour, le spectacle est permanent. Des vendeurs de quincaillerie, de papeterie, de tissus, de fringues, des mini restos, des gargotes. Beaucoup cuisinent dans la rue. Les brochettes et les beignets frient sur le trottoir. Du monde partout, tout le temps. L’œil n’arrive pas à tout capter. On se saoule du bruit de la circulation, des rires clairs, des cris d’enfants. Les gamins se battent, sont séparés par les parents quand ça s’envenime. J’en vois d’autres qui dansent dans un coin. Très peu de pénibles, très peu d’insistants. Ça nous laisse entrevoir la possibilité de faire de vraies rencontres. « Bonjour ça va ? » Oui, des gamins vraiment adorables, qui nous serrent la main. « Bonjour Monsieur, ça va ? » « Oh excusez-moi, Madame. » Les adultes sont très courtois, beaucoup nous sourient avec bienveillance dès qu’on croise leur regard. Les rues deviennent calmes à 18h, à l’appel du muezzin. Je regarde le soleil éclairer la lune par en dessous. C’est beau et pas banal. Vers 19h, les chauves-souris nous rasent le crâne, c’est devenu une habitude. Elles partent toutes dans la même direction, peut-être pour faire leurs ablutions. Ailes membraneuses et couinements perçants nous préparent au rêve. La plupart des artères sont éclairées la nuit, contrairement aux villes du Sénégal, mais les étoiles et le sublime restent à portée de mains, il suffit de lever les yeux.

Pause fruits et légumes dans le jardin de la mission libanaise. Un Malien de stature imposante s’installe à ma droite. Il a une belle voix grave. Il discute avec un Belge à qui il vient d’acheter un moteur pour sa pinasse. Le Belge s’excuse, il doit s’absenter cinq minutes. Je me retrouve donc seul avec l’homme-à-la-belle-voix-grave. « Joli moteur », je lui fais, histoire d’engager la conversation. « Oui, je connais bien la marque, me répond-il, c’est une bonne marque, j’en ai déjà deux comme ça. Ça c’est un quarante chevaux. C’est pour traverser le fleuve que je m’en sers. J’habite d’un côté, et les cultures sont sur l’autre rive. » Le vendeur belge revient. Il aide mon interlocuteur à placer le moteur dans son 4×4 poussiéreux. Alors que l’homme-à-la-belle-voix-grave monte dans le véhicule et nous salue de la main, Ryan, un Californien originaire de Santa Cruz et joueur de djembé de son état vient s’asseoir à mes côtés. « Tu l’as reconnu ? » me demande-t-il. « Qui ça ? » « Celui avec qui tu parlais. » « Non, c’est qui ? » « Ali Farka Touré, le musicien le plus célèbre d’Afrique de l’Ouest ! Il joue une musique extraordinaire, un mélange de musique traditionnelle et de blues… Mais faut pas lui dire que c’est du blues. Nous on appelle ça du blues mais pour lui c’est de la musique africaine, c’est tout. » Le Belge s’approche de nous. « T’as fait une bonne affaire ? » lui demande Ryan. « Oh, c’est pas du business. On s’aide plutôt, tu sais. Ali Farka est quelqu’un de bien. Il fait vivre toute une région avec ses cultures. Alors moi je lui donne juste un coup de main. » Quand on évoque la carrière d’Ali Farka, le Belge nous dit : « Maintenant on ne le verra plus. Il a décidé d’arrêter les concerts à l’étranger. Il en avait marre de la façon dont ça se passait. Notamment parce qu’on lui demandait d’occidentaliser sa musique. Alors il ne donnera plus que des concerts par ici, de temps en temps. Sinon il s’occupe à plein temps de développer sa région. Ça lui tient énormément à cœur. »

Mon ventre salement déglingué depuis notre arrivée à Bamako se requinque petit à petit. La fièvre est presque partie. Celui qui ne s’occupe pas de son estomac, s’occupera difficilement d’autre chose, écrivait Samuel Johnson. C’est tellement juste.

« On a changé, m’as-tu dit hier soir de ta faible voix, on s’est durcis. C’est comme si on avait changé de peau. » Sur le coup je n’ai pas trop su quoi te répondre, mais c’est clair qu’on fatigue, Nin’, ça ne frétille plus beaucoup. Cette impression que le monde entier nous résiste. Faut qu’on fasse gaffe, on ne doit plus être loin de la rupture. Efforçons-nous d’exister et de désirer encore. Toutes nos fringues ont pris la couleur du paysage. La poussière de latérite nous a statufiés. Elle s’insinue dans chaque pore de notre peau. Sûrement aussi qu’un peu de confort manque à notre désir. Depuis des semaines, on est encerclés par trop d’âpreté. Ce soir, on prendra le temps de la séduction amoureuse. On retirera un à un les vêtements crasseux de l’autre. On essaiera aussi d’enlever nos différentes couches d’inquiétude, cette intranquillité diffuse et permanente qui nous colle à la peau. On se parfumera la nuque et le ventre pour retrouver la vie d’avant. Envy de Gucci pour toi, Kouros d’Yves Saint Laurent pour moi. Ça nous fera comme un cocon d’odeurs. Nos bras enlaceront le corps de l’autre pour le rendre à nouveau sensible. Au début, ma main tremblera légèrement ; je suis encore un peu malade. Mais tu sauras calmer le tremblement. On fermera les yeux. Les secondes s’étireront. Je te caresserai longuement pour que tu redeviennes chair, tu me caresseras longuement pour que je redevienne chair.

Texte intégral : Bamako