sauver sa peau

Les soirs de grande lassitude, on s’enferme dans le calme de l’appartement, à l’abri du monde. La semi-obscurité nous protège. Après avoir allumé une ou deux bougies, on  s’invente des rituels pour de rire, comme de s’agenouiller dans le salon et de se jeter un peu de cendre dessus. On répète ce que faisaient les anciens Juifs ou on imite les gosses dans les bacs à sable. Il suffit parfois de remuer les cendres pour faire jaillir la flamme. On va pas survivre comme les autres, que tu m’as dis l’autre soir, à quoi bon jouer les collabos plus longtemps ? T’en a pas marre, toi, de te déguiser en bon-petit-soldat toute la journée ? Je ne t’ai pas répondu tout de suite, puis je t’ai dit que ça ne me déplaisait pas de me faufiler, de ruser avec le monde. Tu as alors enfoncé le clou : quand même pas très glorieux… et après un silence tu as ajouté : Tu veux pas qu’on essaye un autre truc ? Faut qu’on trouve un truc pour rester en vie.

Sarah cherchait encore des moyens de sauver sa peau. Léo, lui, retournait à ses rêves. Le monde extérieur et sa série de portes verrouillées le plombait tant. Plus rien ne lui parlait. Il se souvenait bien de l’appétit des nuits  blanches, de fragments mis en réserve, une certaine manière d’essayer, une certaine manière d’expérimenter, mais il ne parvenait  plus à mettre en lumière les choses qui sont cachées et qui parfois se devinent. Depuis des lustres il se tenait sur le seuil de l’autre monde sans trouver la formule qui tirerait son double de l’oubli.

Léo avait trébuché. Il était retombé dans l’ancien univers en toc. Depuis son retour d’Afrique, il apprenait tant bien que mal à gérer les temps de latence. Le chien errant qui autrefois parcourait le globe avait fini empaillé, mais quelquefois la nuit, et la nuit seulement, il se réanimait mystérieusement. Alors, comme pour la toute première fois, il s’ouvrait à nouveau aux merveilles du dehors. L’espace d’une insomnie, Léo rompait les liens avec la mort ordinaire et retrouvait la source brûlante et glacée, le lieu d’origine où tout s’éclaire. Tandis que son image résiduelle, pâle reflet de celui qu’il avait été, courait du matin au soir après la marchandise, son être réel se carnavalisait la nuit venue en compagnie d’ombres bien plus vivantes que ceux qu’il côtoyait le jour.

Son rire les yeux fermés

Assise sur le canapé, Sarah tient son Charlie entre les mains. Léo, blotti contre elle, garde les yeux fermés. Il aime l’entendre rire aux éclats. Un rire clair, qui touche l’essentiel, qu’il se dit. Elle ne rigole pas, Sarah, elle s’écroule littéralement de rire. Ma libertine a le rire le plus frenchy qu’on puisse imaginer, un rire comme un scandale. Sûrement longue ascendance d’aïeules moqueuses qui faisaient tourner leur mari en bourrique. Léo ouvre les yeux. Il observe sa belle en contre-jour. Quelque chose en elle l’éblouit. Avec ses cheveux noirs, ses yeux bleu foncé, son sourire et sa fossette côté gauche, elle est irrésistible. J’étais mort depuis pas mal de temps avant de la rencontrer. Alors elle est entrée dans l’usine en démolition, et la crasse et la pesanteur se sont volatilisées comme par magie. Je ne sais pas si je l’aime. Je ne sais pas si je suis capable d’aimer. Je crois que je l’aime. Ça me suffit. Froissement du papier journal, les feuilles s’éparpillent, Léo prend Sarah par la taille, mais qu’est-ce tu fais ?, il la fait rouler sur son ventre, ne se contente pas de l’embrasser et de la caresser : il la renifle cheveux nuque aisselles, la palpe joues bras cuisses, la suce lèvres seins sexe. Avec elle, Léo se sent cannibale. Il mange la viande crue avec les doigts.

Et cette phrase qui me revient à l’esprit : « Vivez bien, c’est la meilleure des vengeances ».

Les pointes extrêmes du passé

Voilà, quarante ans de carrière. Quarante ans que je fais partie du spectacle. Je lève le rideau sur les heures passées. Tous ces rêves manipulés, ces engagements foireux, mais aussi les quelques points lumineux. Si je mettais bout à bout ces points de densité, ma vie ne durerait sans doute pas plus d’une journée. Pour redémarrer la danse, il faudrait faire resurgir la beauté ensevelie. Vivre au plus près de la faille. Ce soir je tente de me remémorer les pointes extrêmes du passé. Miller, Céline, Calaferte, la brûlure de mes vingt-trois ans qui m’a conduit à l’écriture. Du hasard j’ai fait une nécessité. Je suis né à temps, comme dirait Dylan. Puis la rencontre avec Sarah. La vie avec elle parce qu’elle était superficielle par profondeur et parce que ça nous est tombé dessus comme ça. Puis le départ en Afrique pour s’abreuver à la source si fraîche du Capricorne et récolter l’or du Mali. La sortie du système que je voulus définitive et les premiers éblouissements de l’apprenti voyageur. Puis retour au bercail sous la pluie. La servitude volontaire et l’existence rabougrie, ça je l’ai raconté en détail. Pas tant d’événements que ça dans une vie qui puissent nous remuer les tripes, et pourtant on s’imagine éternels.